Johnnie To, dernier parrain du cinéma de Hong Kong, a produit et réalisé quantité de films de toutes sortes. Parmi ses œuvres les plus personnelles, on trouve ce polar mélancolique : PTU (Police Tactical Unit), sorti sur les écrans en 2003. To est alors à l’apogée de son succès, depuis la création de sa société Milkyway Image Ltd à la fin des années 1990. PTU, autrefois paru en DVD dans la collection Asian Star de Jean-Pierre Dionnet, ressort en version Blu-ray HD chez Spectrum Films, dans un coffret luxe qui comprend pour la première fois les cinq suites de la franchise, baptisée Tactical Unit. Voici la première partie du dossier consacrée à cette sortie vidéo et au film qui initia la saga.
Au milieu de la nuit, une retransmission radio dans un fourgon blindé de policiers indique que des collègues à eux ont été tués par des braqueurs venant de Chine continentale. Ailleurs, à Tsim Sha Tsui, Sa, sergent de l’antigang, se fait subtiliser son arme de service lors d’une altercation avec des loubards. Pour éviter une sanction, il ne déclare pas le vol et se met sur la trace de ces voyous et de son pistolet, avec l’aide de son ami Ho de la Police Tactical Unit et de ses subalternes. Sa et Ho vont se retrouver, sans le savoir, au beau milieu d’une guerre des gangs, alors que la ville au port parfumé dort à poings fermés et que les rues sont désertes…
Via Milkyway Image Ltd, Johnnie To a grandement contribué au maintien de l’aura de Hong Kong dans le cinéma mondial, après que les talents de l’âge d’or eurent tenté l’aventure hollywoodienne à la veille de la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Il signa très vite des coups d’éclats avec A Hero Never Dies (1998), The Mission (1999), Running Out of Time (1999) ou Fulltime Killer (2001). To s’illustre dans le polar, l’un des genres majeurs de Hong Kong, celui pour lequel l’ex-colonie est devenue si réputée. Même si le réalisateur ne cherche pas à créer de nouveaux genres, allant jusqu’à constamment faire référence à l’heroic bloodshed de John Woo, pourtant passé de mode, il dissémine dans ses films, çà et là, des espaces narratifs originaux et des pointes de mélancolie qui font sortir ses films policiers du lot. PTU va même plus loin que cela et décortique le phénomène de solidarité à la lisière de l’illégalité dans la police.
PTU s’inscrit pleinement dans le sillon du polar neo-noir. Il met en scène la « police contre le syndicat du crime » (le titre de ce film de Fukasaku Kinji sied si bien à pléthore de films de triades), dans un contexte de fraternité totale. Sans hésiter une seconde, Ho, interprété par Simon Yam, transgresse la réglementation et la loi qui stipulent que toute arme manquante de la police doit être signalée, par pure solidarité avec Sa, campé par Lam Suet. Deux personnages féminins interviennent dans l’histoire : Kat de la PTU, jouée par Maggie Siu, et l’inspecteur Leigh, jouée par Ruby Wong. Alors que Kat exerce une pression sur Ho et menace de révoquer sa décision à tout moment en signalant la disparition de l’arme, Leigh agit contre Sa en observant des défaillances dans son attitude de policer, alors qu’elle le croise par hasard. Une amitié à toute épreuve, qui a lieu dans le spectre masculin exclusivement, nous sommes bien dans le registre de l’amitié virile si chère à l’heroic blooshed de John Woo et de l’inspirateur de ce dernier, Chang Cheh. Très vite, ces bases sont posées ; Johnnie To nous emmène en terrain connu. Malgré cette référence évidente, Johnnie To se révèle plus fin encore : les policiers du film, tous corps confondus (sont aussi évoqués le CID, l’OCTB et l’anti-triade) sont peints en miroir des criminels. Eux aussi agissent en bande, se couvrent, franchissent les limites de la loi, intimident, et font preuve de rivalité. Ce propos, qui paraît d’abord au service de la stylisation cinématographique, trouvera une toute autre aura eu égard du comportement de la police hongkongaise lors des récentes manifestations à Hong Kong. Johnnie To a toujours voulu dans ses films évoquer la nature humaine, plutôt que construire un propos politique clair et engagé ; dans PTU, cette nature humaine prend corps dans le portrait de la police et en ce sens, sa portée politique s’avère juste. L’emphase n’est pas tellement portée sur un fait énoncé précisément, ou d’une grande tirade sur la justice ou l’état de la société (comme dans L627 de Bertrand Tavernier). À travers quelques gestes, des regards, des doigts pointés, un lynchage silencieux dans une ruelle, To montre les bas instincts humains et ce à quoi ils sont prêt pour se protéger, et aussi loin que leur contexte le permet. La portée politique de son propos est corroboré par la graphie générale du film, qui est minimaliste et axée sur la gestion de l’espace.
Avec un réalisateur constamment sur le terrain – To souhaitait mettre en production 100 films pour les 100 ans du cinéma – PTU a été réalisé d’une manière particulière, tourné lors de moments de battement sur trois ans, au beau milieu de la nuit, lorsque les rues de la ville sont vidées de tout passant. En profitant à fond des possibilités de décors offertes par les rues d’un Hong Kong désert, To accouche d’un métrage au rythme tout à fait singulier. To a toujours su rythmer correctement ses films, de la cascade d’action nerveuse (Exilé) à la contemplation poétique (Sparrow). Avec PTU, il dilate le temps et l’espace de cette cité étouffante et concentrée, et ce faisant, se réfère aux grandes théories narratives du cinéma. La Tactical Unit, pour commencer, se déplace par unité de quatre, à la manière de l’opération sentinelle, et forme un carré. Très souvent dans PTU, des scènes la montrent encerclant un autre personnage, dans une rue vide : l’esthétique relève de la géométrie, et permet d’apprécier le vide et les espaces. Quelques plans se démarquent et se mettent en relief, à l’image des quatre loubards enfermés chacun dans une petite cage, positionnés en carré dans une vaste pièce, prouvant une nouvelle fois l’insistance de To sur la graphie de l’espace. Lors d’un instant de tension dans l’intrigue, le rythme se ralentit, le sound design révèle une sonorité lancinante et l’image se focalise sur le regard vide et l’expression grave du personnage en scène. Parfaitement ciselée, la mise en scène de To manie la narration et la contemplation des plans de manière efficace.
PTU est l’un des films les plus personnels de la filmographie de Johnnie To. Il montre un Hong Kong moderne sous toutes les coutures, comme pour affirmer l’attachement du réalisateur à sa ville désertée de ses créatifs depuis la rétrocession. Il lorgne du côté de l’heroic bloodshed, sans doute le genre cinématographe le plus apprécié de l’industrie hongkongaise, tant son œuvre fondatrice, Le Syndicat du crime a marqué les esprits, et ce faisant, To affirme l’identité hongkongaise de son œuvre. Le film déploie cette poésie si caractéristique, où la violence laisse régulièrement place à un sentiment de légèreté. Enfin, avec en tête d’affiche Simon Yam et Lam Suet, Johnnie To offre les rôles principaux de PTU aux acteurs les plus réguliers de sa filmographie, dans des rôles consistants. Après The Mission, Johnnie To peaufine définitivement son style policier, qui donnera par la suite les chefs-d’œuvre Election 1 et 2, et Exilé. Dans les années 2010, il se battra pour se compromettre le moins possible à la censure chinoise, et réussi à accoucher d’autres pièces maîtresses comme Drug War. En regardant dans le rétroviseur, PTU était de ces films-sursauts des années 2000, où la portée politique avait une grande valeur, qui n’a fait que s’accroître avec le temps au gré de l’histoire de Hong Kong.
Bonus du disque 1 du coffret Spectrum Films
Spectrum Films s’en donne désormais l’objectif, produire un coffret luxe avec films et livre pour la fin d’année. Celui dédié à King Hu fin 2020 était une franche réussite. L’intégrale PTU pousse la barre encore plus haut, avec un boîtier élaboré présentant une illustration originale, des lobbycards d’excellente facture et un livre dédié au premier film de la saga. Le master HD de PTU (Police Tactical Unit) dépoussière complètement le DVD de la collection Asian Star. Le premier Blu-ray comporte 3 bonus vidéo.
Présentation d’Arnaud Lanuque (14 minutes). Les présentations d’Arnaud Lanuque à propos des films hongkongais du label n’ont jamais manqué de clarté ou d’informations, et PTU n’échappe pas à la règle. Arnaud Lanuque commence par historiciser la Police Tactical Unit, créée à Hong Kong à la fin des années 1950 pour maintenir l’ordre lors de manifestations houleuses. Il resitue ensuite la Milkyway Image Ltd et ce que représente PTU pour Johnnie To en tant que réalisateur et producteur. Il énonce les qualités évidentes du film, à savoir son portrait d’un groupe soudé, la contradiction entre les abus d’autorité qu’ils commettent et l’image qu’est censée induire leur uniforme. Il évoque le lieu de l’action, le quartier de Tsim Sha Tsui dont il fait un portrait géographique et sociologique, tout en énonçant les scènes du film censées s’y dérouler mais tournées ailleurs. Cette introduction d’Arnaud Lanuque est précieuse non seulement pour son analyse pertinente, mais aussi pour les riches informations techniques qu’elle apporte sur Hong Kong.
Interview de Johnnie To (14 minutes). Le corpus des interviews de Johnnie To est désormais quelque peu daté (si on se réfère aux éditions vidéo, y compris récentes, de France). Cette courte interview récente permet à Johnnie To de parler du tournage tel qu’il l’a perçu, notamment sa durée de trois ans. Surtout, Johnnie To est questionné sur son film en vis-à-vis des manifestations récentes à Hong Kong, durant lesquelles la police hongkongaise a fait usage de faux et s’est couverte pour maintenir l’ordre. L’abus d’autorité et le « rideau bleu » (mur du silence dans la police) étant un thème évoqué dans PTU et c’est ce qui le distingue du reste des polars hongkongais, les mots de To sur cet aspect sont bienvenus, même s’il reste relativement évasif et déclare questionner plutôt la nature humaine.
Commentaire audio de Frank Djeng, ex-programmateur du New York Asian Film Festival (1h27, durée du film). Frank Djeng a durant sa longue carrière dans le commerce puis du NYAFF, côtoyé les maîtres hongkongais. Son analyse des scènes se révèle très précise, et son commentaire s’avère très riche en informations sur le tournage. Il nous indique dans quelle rue de Hong Kong se situe l’action et où elle a été réellement tournée. Il détaille les influences de certains de plans du films, parmi lesquelles le cinéma de Kurosawa Akira ou de Jean-Pierre Melville. Il commente la portée politique de PTU en fonction de la scène et du comportement des personnages. On apprend que la durée allongée du tournage sur trois ans, ainsi que son élaboration chronologique a posé quelques problèmes au réalisateur, lorsque par exemple Maggie Siu a pris du poids en 2000 et 2003 et qu’il y avait un risque de faux raccord dans le film (qui se déroule en une nuit). Il revient sur les sections policières des personnages, leurs particularités, le restaurant dans lequel elle se retrouvent et ce que cela présuppose des comportements, des us et coutumes de la police et des triades à Hong Kong. Il agrémente son discours d’anecdotes personnelles, certaines légères comme la sympathie de Simon Yam venu au NYAFF en 2010, d’autres très intéressantes et lourdes de sens, comme lors de sa rencontre avec Johnnie To en 2017, qui lui a expliqué que le script d’Election 3 était écrit et qu’il ne tenait pas « à disparaître » : que donc, le film ne verrait jamais le jour, sans compromission.
Maxime Bauer.
PTU (Police Tactical Unit) de Johnnie To. Hong Kong. 2003. Disponible dans le coffret PTU intégrale paru chez Spectrum Films le 30/12/2021.