Après Cops and Robbers, Spectrum Films nous gratifie du second film d’Alex Cheung : Man on the Brink, l’œuvre qui a donné ses contours aux films de flics infiltrés. Le genre est devenu dès lors, en 1981, fécond à Hong Kong.
Un matin, une descente de police a lieu sur un marché aux fruits et légumes pour arrêter des vendeurs à la sauvette. Le jeune policer Ah Chiu est contrarié dans l’exercice de ses fonctions, ne voyant pas l’intérêt de telle mesures. Son chef lui annonce alors sa nouvelle mission : s’infiltrer dans le milieu des triades. Pour cela, il devra se mettre sous couverture et tromper jusqu’à son entourage.
En 1981, la nouvelle vague hongkongaise bat son plein. Fort de son expérience à la télévision et notamment sur la série C.I.D., Alex Cheung entreprend d’adapter les anecdotes racontées par un policier rencontré lors de ses recherches. C’est ainsi que naît Man on the Brink, le premier vrai récit des policiers infiltrés à Hong Kong, 20 ans avant la saga Infernal Affairs.
À cette époque de la nouvelle vague, l’heure est au bouleversement des codes. Alex Cheung a à cœur d’œuvrer dans le registre du réalisme social. Cela concerne les choix scénaristiques, qui mettent en exergue les milieux populaires de l’ex-colonie britannique, notamment les HLM et la forteresse de Kowloon où sévissent les mafieux. La romance au centre du film est également très révélatrice des maux qui traversent Hong Kong à cette période de son histoire, le visage hésitant et effrayé d’Ah Chiu en face de sa perte d’identité étant caractéristique de l’angoisse des Hongkongais de ne plus se reconnaître, de ne plus savoir qui ils sont. Voir son identité se troubler devant ses proches, devant la femme qu’on aime, renforce le ressort dramatique. Le réalisme social s’exerce également dans le film par les choix de mise en scène, sur lesquels Alex Cheung a eu tout la latitude qu’il souhaitait, puisqu’il est également cadreur. Ainsi, les scènes de braquages ou d’affrontement face aux forces de l’ordre sont filmées caméra à l’épaule, et montrent toute la fièvre qui s’est emparée de Hong Kong. En creux, ce réalisme social fait état d’une large vue des marges de la ville. Dans Man on the Brink, il n’est pas question de voyous en cols blancs ou de mafieux en costume dirigeant des sociétés écrans. Que ce soient les membres des triades, les policiers ou les personnages figurants, tous évoluent dans des milieux misérables et se défient les uns les autres. C’est en cela que la scène finale du lynchage prend toute sa mesure.
À l’instar de Cops and Robbers sorti en 1979, Man on the Brink ne se détache pas complètement du film de genre. Les scènes de rixes et de mouvements de foules sont particulièrement efficaces grâce à leur montage fiévreux, une spécialité que le cinéma de Hong Kong sait faire depuis de nombreuses années avec les films d’arts martiaux. À ce titre, le segment final – le cambriolage dans le HLM suivi du lynchage – est un modèle du genre. Alex Cheung multiplie les couloirs et les impasses, au sens propre et figuré, pour mettre en relief la détresse de son protagoniste, perdu parmi ceux qu’ils veut protéger mais qui deviennent une menace, à cause de son identité troublée. Si l’image relève du réalisme documentaire, le montage relève de la tradition du film d’action hongkongais – devrait-on dire ici, film dynamique. Ces deux composantes se mêlent de manière parfaite et Alex Cheung, fort inspiré, accouche d’un long-métrage savamment construit.
Man on the Brink semble apparaître à un moment charnière de l’histoire de Hong Kong. Le début des années 1980 est à la fois le moment fort de la cinématographie du port parfumé, et un compte à rebours face à la rétrocession. Les cinéastes de cette époque n’ont pu que réaliser des œuvres empruntes de stress, à la mise en scène efficace de par le contexte artistique. Alex Cheung, lui, aura su en deux films renouveler le polar hongkongais par l’alliance du réalisme documentaire et d’une mise en scène sous tension, et de nombreux réalisateurs tels que Ringo Lam, John Woo et Johnnie To lui emboîteront le pas. Man on the Brink est l’un de ces films qui initient beaucoup sans en avoir conscience au moment de sa création. Plus qu’un polar efficace, il est un jalon dans le cinéma de la ville au port parfumé et les spectateurs hongkongais le considèrent comme un classique.
Les bonus de Spectrum Films
Présentation d’Arnaud Lanuque (8 minutes). Comme toujours impeccable, clair et précis, Arnaud Lanuque présente la place de Man on the Brink au sein de la nouvelle vague hongkongaise et dans le cinéma de Hong Kong en général. Il décrit le film comme le premier long-métrage hongkongais autour des agents infiltrés à s’avérer aussi réussi dans sa portée dramatique. Il explique brièvement comment les carrières d’Alex Cheung et de l’acteur Eddie Chen ont décliné rapidement après ce coup d’éclat. Enfin, il ouvre une réflexion sur le pourquoi du succès des films d’agents undercover à Hong Kong, en montrant la dualité d’un Hongkongais moyen à l’époque coloniale, tiraillé par sa tradition chinoise et ses valeurs politiques et morales issues de l’administration britannique, deux facettes se reflétant dans la philosophie des triades d’un côté et de la police royale de l’autre.
Interview d’Alex Cheung (1h12). Alex Cheung revient dans le détail sur toute la genèse de Man on the Brink, après le succès que fut Cops and Robbers deux ans plus tôt en 1979 et dans l’effervescence de la nouvelle vague hongkongaise. Il témoigne de cet état de grâce artistique dans lequel étaient plongés les metteurs en scène de sa génération, justifiant la qualité créative d’un métrage tel que Man on the Brink. Les questions qui lui sont posées nous permettent d’obtenir son point de vue sur tous les aspects majeurs du tournage et de la production d’un film. On apprend qu’il fut le seul scénariste de Man on the Brink, ainsi que le cadreur du film, faisant de lui l’un de ces hommes-orchestres du cinéma, régnant en maître artistique (bien que n’ayant absolument pas l’air d’avoir été un tyran !). L’information la plus cruciale réside dans l’origine du script, à savoir sa rencontre fortuite avec un véritable ex-policier infiltré, qui dit-il, racontait des histoires vraiment incroyables sur son métier. Le besoin de réaliser un polar d’agent undercover lui est rapidement apparu à son contact. Alex Cheung s’exprime également sur le choix des acteurs Ga Lun et Eddie Chen, et sur sa préférence pour les acteurs peu connus voire carrément débutants. Est également évoqué le choix de la séquence finale dans le HLM, issue d’un fait divers, et son commentaire sur les emprunts de la bande-originale à d’autres films, notamment américains – une pratique très courante dans le cinéma hongkongais d’avant le milieu des années 1980. Les questions sont de qualité, la modestie de Cheung est palpable. Un bémol sur ce bonus tout de même : le cadrage fixe de l’interview et le montage minimal rend l’heure douze de durée assez austère.
Table ronde lors de la projection organisée par la Hong Kong Film Critic Society (1h15). Alex Cheung, Teddy Robin (rocker et producteur), et Ah Chiu, l’ex-infiltré qui a inspiré le film, ainsi que deux autres personnalités de la production de Man on the Brink, explorent les tenants et aboutissants du film qui lança le genre des intrigues d’agents undercover. Si les interventions des cinéastes aident à saisir le contexte de production de l’époque, ce document se révèle fort intéressant pour deux autres raisons : la prise de parole d’Ah Chiu, dont la portée s’étend au-delà du cinéma et aide à saisir ce qui tiraille la société hongkongaise, pourquoi des jeunes deviennent voyous, et comment construire une société apaisée face aux dilemmes constants ; ainsi que la sessions de questions et réponses en toute fin, où l’on saisit réellement en quoi Man on the Brink est un classique du cinéma de la ville au port parfumé, tant il a marqué les spectateurs. Aux alentours de 1980, Alex Cheung est le premier à élever le cinéma de Hong Kong vers le réalisme social, ou du moins le premier d’une manière aussi franche et diffusée. Pour des spectateurs habitués aux productions policées de la Shaw Brothers, ce fut un choc, qui les amena à réfléchir à leur propre condition. Telle est en tout cas le ressenti suite aux interventions des spectateurs.
Essai vidéo (20 minutes). Cet essai décortique Man on the Brink et met le film en perspective avec l’incontournable situation de Hong Kong vis-à-vis du colon britannique et de la Chine continentale. À cet effet, l’essai compare diverses séquences, notamment d’ouverture et de clôture du film et se révèle être une analyse rondement menée de cette œuvre à la croisée du réalisme social et du film de genre policier.
Making of en super 8 (14 minutes). Tout comme pour Cops and Robbers, Alex Cheung a fait capturer quelques images en 8mm du plateau de tournage en 1980. Ces morceaux choisis montrent la bonne humeur qui y régnait et comment se déroulait un tournage à Hong Kong à cette époque. Le document se clôt sur les victoires de Man on the Brink au 19ème Golden Horse Film Awards.
Podcast Steroids (17 minutes). L’équipe de Capture Mag discute autour du cinéma d’Alex Cheung et de la nouvelle vague hongkongaise. Pour les aficionados du genre, aucune information particulièrement nouvelle se dégage mais l’échange forme une synthèse du courant cinématographique, tout en rappelant ce qu’a apporté Man on the Brink et ce que des films comme City on Fire de Ringo Lam lui doivent.
Maxime Bauer.
Man on the Brink d’Alex Cheung. Hong Kong. 1981. Disponible en combo DVD/blu-ray chez Spectrum Films le 30/06/2021.