Mubi continue de mettre en avant le fabuleux Abbas Kiarostami avec 24 Frames. Sélectionnée à Cannes en 2017 mais inédite en salles, cette œuvre posthume est un parcours méditatif et rêveur à travers 24 images animées, qui réveille les spectres du cinéma de Kiarostami et parachève son Œuvre dans un geste hautement habité par la grâce.
Touche finale de son auteur, diffusée après sa mort en juillet 2016, l’ensemble s’intéresse au pourtour de l’image, aux hors champs visuels et auditifs. À travers 24 séquences, des images originellement fixes laissent entrer en elles le temps et l’espace qui les débordent. L’élaboration composite comme dans Ten, Five ou Ten on Ten, dresse en sous-main une poétique du cinéma et une théorie du réel. L’ensemble commence, non pas par une photo signée Kiarostami, mais par une peinture hollandaise du XVIème siècle : Chasseurs dans la neige de Brueghel l’Ancien, célèbre pour être un point d’origine du cinéma moderne (cité dans Solaris et Le Miroir de Tarkovski et dans Melancholia de Lars von Trier). Presque tous les motifs présents dans ce tableau – la neige, les chiens, les oiseaux, les chevaux, les arbres défeuillés, les grandes étendues d’eau, les jeux de plans à travers les lignes de fuite… – tous ces éléments sont recomposés dans l’ensemble des séquences suivantes, selon l’antienne kiarostamienne que la modernité n’est rien mieux que du classique ré-agencé. En ouvrant son dernier film ainsi, le cinéaste boucle l’horizon du cinéma en le rattachant à l’une de ses principales origines, la peinture, et ancre ainsi son Œuvre dans toute une histoire internationale de l’art. Le film pourrait également être une installation d’art contemporain mais les dispositions du spectateur de télévision devant son déroulement sériel permettent à l’expérience d’être d’autant plus intense.
De ce postulat, où la peinture s’anime, où des chiens traversent la colline, où de la fumée sort des cheminées, où le vent pénètre dans l’espace du tableau, Kiarostami va jouer placidement avec les interdits pour repousser les frontières en art. Dans cette façon d’outrepasser la sacro-sainte fixité de la peinture, de jouer à animer les éléments du tableau, on reconnaît le geste enfantin propre à ses films (depuis son premier, Le Pain et la Rue en 1970). La mixité entre documentaire et animation en collage ou stop-motion produit une rencontre ludique et expérimentale des genres. L‘imperfection des effets spéciaux renforce même ce sentiment d’artisanat ludique. À la fin des 24 fragments animés, on sent que ce qui intéresse l’auteur dans l’animation de ses photos, ce n’est pas tant de singer la vie que d’y apposer un mouvement nouveau, comme une réécriture en palimpseste, avec le rêve de l’artiste infini que, même ratifiées, l’auteur peut toujours réinventer ses créations. On a le sentiment, aussi, d’être témoin de ce qui pourrait être l’origine comme la fin d’un monde, le film accueillant une suite de poèmes cinématographiques articulée comme une cosmogonie ou une eschatologie. C’est probablement la conscience que doit éprouver un homme en fin de vie.
Pour les 23 autres séquences, ne déflorons pas ici la réjouissance de les découvrir, la curiosité de savoir de quoi sera composée chaque “frame” faisant partie du plaisir spéculatif du visionnement. Souvent, face à chacune d’elle, on peut en venir à se demander quelle était l’image fixe originelle, de quelle photographie part l’animation. Et souvent, cette propension à vouloir déceler “l’instant décisif” parmi le mouvement s’efface au profit d’un abandon devant la poésie. Comme dans Les Photos d’Alix de Jean Eustache, où une série de photos est commentée avant que, progressivement, les commentaires ne correspondent plus aux bons clichés, la sclérose de l’image est déjouée par un jeu de troubles, en déphasant les commentaires des images chez Eustache, en animant la fixité des photos chez Kiarostami. Cette façon d’inventer, de “donner vie” est un geste consubstantiel aux films de l’auteur iranien : dans la chair du réel, dresser les tréteaux d’un théâtre vivant et sourdre une harmonie romanesque à partir des paysages, des visages et des événements.
Une grande partie des images est composée en noir et blanc. Comme si, en plus de la peinture, Kiarostami tenait à renouer avec les origines mêmes du cinéma par le noir et blanc et le silence. Parmi les bonus, l’un d’eux permet d’écouter le critique Godfrey Cheshire s’entretenir pendant 42min au Film Lincoln Center avec Ahmad Kiarostami (le fils du cinéaste). Ce dernier fait part du commentaire qu’un spectateur lui a fait : “C’est la première fois qu’on me donne à voir le silence”. Même si des éléments comme le vent, la pluie, les cris des oiseaux, des arias d’opéra ou des bruits réalistes tels des coups de feu et une tronçonneuse accompagnent le mouvement visuel, le son s’offre dans un dénuement général, aménageant une part cardinale au silence. Avec le noir et blanc et le silence comme parti pris majeur, c’est vers l’ère du muet que Kiarostami semble orienter l’issue de son Œuvre.
Parmi les éléments récurrents, renforçant la dominante chromatique, il y a la neige. En manteau épais sur les collines ou s’invitant sur la Place du Trocadéro, la neige est le leitmotiv crépusculaire qui court entre toutes les séquences, s’absentant parfois pour mieux revenir. Les oiseaux reviennent aussi, souvent. Figure d’une nature libre, émancipée des frontières et fragile à la fois, les corbeaux, les merles ou les colombes qui viennent peupler les plans laissent imaginer, à travers eux, un autoportrait du cinéaste.
Les esprits chagrins rejetteront le film sous prétexte que ce ne serait qu’une soirée diapo. Or, le montage structure une véritable logique des sens entre les différentes séquences. D’un plan aux couleurs éteintes, bardé par la pluie, où un oiseau noir se promène sur une balustrade devant une mer déchaînée, se succède un plan lumineux, sous un soleil de printemps, où trois oiseaux blancs se tiennent sur des poteaux plantés dans la mer de l’autre côté d’une rambarde. Par-delà la rigidité apparente de chaque cadre, tous se répondent et peuvent construire des champs-contre champs, parfois sans qu’ils se succèdent immédiatement.
La plupart des plans nous rappelle aussi combien Kiarostami est un orchestrateur de lignes non seulement singuliers mais surtout extrêmement doué. Grand artiste, il est aussi un immense artisan. La pureté des compositions laisse l’espace circuler et l’œil s’y aventurer avec sérénité. On pense, encore une fois, beaucoup à l’épure spirituelle de Tarkovski et aux derniers films de de Oliveira, comme Gebo et l’ombre, où le numérique sert de suaire au réel. On retrouve aussi le souci pédagogique des tous premiers courts-métrages de l’auteur : sa propension à éduquer le regard en suspendant la sur-stimulation à laquelle notre époque le soumet. Chaque plan s’ouvre et se ferme sur un fondu au noir, comme une vision qui s’éveille avant de retourner à la nuit.
Majoritairement déracinée, laissant imaginer que chaque photo pourrait avoir été prise en Amérique du Sud comme en Europe du Nord, il y a quelques éléments topographiques qui persistent. Un plan nous invite en Afrique subsaharienne où un lion et une lionne copulent, un autre à Paris devant la Tour Eiffel, l’un d’eux évoque les intérieurs japonais. Mais la majorité des “frames” reste abstraite, dans le souci propre à la réalisation de décloisonner les horizons pour construire un nouveau territoire. Comme la photographie, la peinture, le cinéma et la musique se rencontrent sous de nouveaux oripeaux, les territoires du monde que Kiarostami a sillonné jusque dans ses films s’inventent là selon une nouvelle cartographie. Et au sein de cette mappemonde rêvée, on peut imaginer des réminiscences de certains films (le territoire désertique d’ABC Africa dans le 9ème plan, les intérieurs de Like Someone in Love dans le 12ème, la moto de Close-Up dans le 14ème plan, Et la vie continue souvent). Pour qui connaît la biographie de l’artiste, on peut même deviner certains renvois à sa vie. L’avant-dernier plan nous montre un monticule de bûches coupées devant deux arbres, pouvant évoquer la période après la révolution iranienne où Kiarostami a été menuisier.
Ce que le film offre à deviner derrière les apparences, c’est aussi les nombreuses incarnations du cinéma. Lors d’une séquence, sur fond d’Ave Maria, un rideau baissé obstrue une fenêtre quadrillée. Derrière lui s’échappe l’ombre d’un oiseau et un gazon verdoyant. Cette simple image nous donne à voir le réel au-dehors et l’ombre qu’il projette jusqu’au-dedans, selon une opération de transmission qui n’est naturellement pas sans évoquer celle du cinéma. Le plan final offre une parfaite mise en scène du cinéma, de sa prestigieuse affaire, de son origine et de son avenir.
Ce qui ressort de tous ces plans, c’est aussi un sentiment de solitude. Sentiment qu’a bien dû connaître Kiarostami, lui pionnier du cinéma iranien moderne, avant d’être rejeté dans son pays et contraint à l’exil. Lui qui a fait de son art un sacerdoce, une manière de tenir bon contre les compromissions de la vie.
Flavien Poncet
24 Frames de Abbas Kiarostami. Iran. 2017. Disponible sur Mubi