Quatre chefs d’œuvre du cinéaste Wong Kar-wai sont actuellement mis à l’honneur sur Mubi. Retour sur Happy Together, où le réalisateur filme la passion, déraisonné et fiévreuse, sur un air de tango.
Avant Happy Together, Wong Kar-wai se sera souvent plu à filmer la mélancolie de la fin d’une rupture ou l’exaltation d’un sentiment amoureux naissant, condensant même les deux de manière conceptuelle dans son film le plus magique, Chungking Express (1994). Par contre, pour de ce qui se situe entre les deux, à savoir l’histoire d’amour en elle-même, le cinéaste se montrait d’une étonnante pudeur. La fin et le début d’un amour figurent des ambiances bien précises, se prêtant bien à l’imagerie stylisée et au ton introspectif si cher à Wong Kar-wai quand l’illustration d’un amour bien vivant, concret et dévorant réclamait une mise à nu à laquelle il se refusait jusqu’alors. La vraie passion, Wong Kar-wai la filmerait avec Happy Together et, bien conscient des artifices derrière lesquels il se cachait auparavant, il prendra de nombreux risques dans sa vision.
S’abandonner à la passion c’est souvent s’aventurer en terre inconnue et prenant pour base le roman The Buenos Aires Affair de Manuel Puig, Wong Kar-wai quitte l’urbanité de Hong Kong qu’il connaît si bien pour un tournage en Argentine. Autre risque, faire de son histoire d’amour une relation homosexuelle, cette facette restant un grand tabou de la société et du cinéma de Hong Kong. A la même époque, ce tabou était d’ailleurs questionné par le réalisateur Stanley Kwan qui parallèlement à son coming out signait le documentaire Yang ± Yin (1996) où il s’interrogeait sur la confusion des genres et des sexes dans un cinéma de Hong Kong imprégné d’une tradition du travestissement. De même, Tsui Hark, dans sa relecture du conte traditionnel chinois des amants papillons avec The Lovers (1994) réintroduisait subtilement cette confusion des genres où l’émoi amoureux se manifestait avant que les héros sachent qu’ils n’étaient pas du même sexe. Happy Together est donc une sorte d’aboutissement de ce questionnement dans la société hongkongaise mais que Wong Kar-wai détache de la symbolique et du mythe pour l’inscrire dans une vraie réalité contemporaine. La trame ne bloque pas forcément sur la question cependant, et rend cette histoire d’amour universelle.
Ho Po-wing (Leslie Cheung) et Lai Yiu-fai (Tony Leung Chiu-wai) sont deux expatriés hongkongais partis à l’aventure en Amérique du sud et dont le couple se brise à leur arrivée à Buenos Aires. L’intrigue se rythmera au fil de leurs séparations et ruptures, Wong Kar-wai faisant fonctionner ici cette relation tumultueuse sur le mode de la frustration et annonçant le traitement radical de In the Mood for Love (2000). Si dans ce dernier, ce sont les conventions qui amèneront retenue dans la romance, Happy Together (et on saisit d’autant mieux le double sens du titre) repose lui sur l’attraction/répulsion permanente de ses deux amants, seule l’ouverture montrant une réelle étreinte entre eux. Ho Po-wing, homme enfant boudeur, mène la vie dure à Lai lorsqu’ils sont ensemble mais semble totalement démuni et vulnérable loin de lui. Lai est bien plus taciturne, ne laissant rien paraître de ses sentiments par une attitude renfrognée mais est pourtant totalement dévoué à Ho Po-wing et toujours prêt à le secourir malgré ses écarts. Entre rancœur, caprice et jalousie, Ho Po-wing et Lai ne sauront jamais s’aimer, ou du moins se montrer leur amour au même moment. Une incompréhension due aux minauderies de l’un comme à la réserve de l’autre alors que chaque geste, regard et attitude trahit leur passion réciproque. Acteurs fétiches de Wong Kar-wai, Leslie Cheung et Tony Leung Chiu-wai sont fabuleux, au sommet de leur photogénie et offrant des prolongements/variante de personnages qu’ils ont déjà incarnés chez l’auteur avec une fragilité plus prononcée. Pathétique, infantile et vibrante, cette romance se conjugue pour Wong Kar-wai entre une universalité des situations et l’originalité de leur mise en image.
Loin du filmage urgent de ses films de Hong Kong (ceux aux cadres contemporains du moins, Les Cendres du temps (1994) étant assez différent), Wong Kar-wai opte ici pour un style lent et contemplatif. Ces fameux effets de dilatation du temps ne fonctionnent que sur les plans d’ensemble faisant défiler les jours et les nuit de Buenos Aires. Sinon, il fige les corps dans des compositions de plans fouillés où les amants sont comme prisonniers de leurs contradictions et incapable de se rapprocher (Lai et Ho Po-wing s’attendant à tour de rôle dans l’appartement). Cette imagerie se fait plus heurtée lors des scènes de dispute où les confrontations sont en fait les scènes d’amour que l’on ne verra jamais et filmées comme telles (Lai se rendant dans la chambre d’hôtel de Ho Po-wing) tandis que les vrais moments tendres potentiels son désamorcés (Ho Po-wing tentant un vain rapprochement en voulant dormir contre Lai). La photo de Christopher Doyle alterne entre couleur ensoleillée et noir et blanc grisonnant, aucun des deux ne signifiant une romance plus passionnée mais cherchant à capturer l’état d’esprit des protagonistes et plus particulièrement Lai qui nous sert de narrateur. L’atmosphère est donc tout à fait différente des autres films de l’auteur qui opte ici pour un récit linéaire. Tout comme il s’attardait sur des lieux grouillants et communs de Hong Kong pour privilégier son approche intimiste, Buenos Aires est loin de toute vignette touristique pour Wong Kar-wai qui magnifie pourtant la ville. Petites ruelles, arrière-cours et cuisine enfumée peuplées d’immigrés chinois composent ainsi la vision de l’auteur qui ne cède au grandiose que pour filmer les Chutes d’Iguazú ou le final sur un phare. On l’avait vu avec le désert des Cendres du temps et le final d’In the Mood for Love le confirmera, les grands espaces sont pour Wong Kar-wai un lieu d’oubli et de nostalgie où l’on vient noyer son chagrin, repartir à zéro. C’est dans ce même usage qu’apparaissent ces cadres naturels grandioses.
Pour Wong Kar-wai, les prémisses de la romance sont merveilleuses (Chungking Express), son souvenir magnifié mais son expression n’est que frustration et chagrin. In the Mood For Love, dans une veine plus feutrée mais tout aussi envoûtante, ne dira pas autre chose.
Justin Kwedi.
Happy Together de Wong Kar-wai. 1997. Hong Kong. Disponible sur Mubi.