Cette année, le Black Movie, qui se déroule habituellement à Genève, prendra place dans votre salon. Dans la catégorie A suivre…, les spectateurs pourront découvrir le nouveau film du réalisateur kazakhstanais Adilkhan Yerzhanov, après A Dark, Dark Man. Avec Ulbolsyn, le cinéaste poursuit son observation des travers de la société de son pays, en creusant encore davantage la veine acide et caustique de son cinéma.
Film après film, Adilkhan Yerzhanov constitue une intrigante galerie de personnages, attachants, tragiques ou pathétiques. Souvent liés par la région de Karakata, tous se heurtent, d’une manière ou d’une autre, aux traditions et institutions d’une société gangrénée par la corruption. Ulbolsyn ne fait pas exception et est une belle addition à l’œuvre de son auteur.
Emancipée et célèbre grâce à une pub pour un shampoing, Ulbolsyn revient dans sa bourgade avec l’intention d’emmener Azhar, sa petite sœur de 16 ans, en ville et lui faire poursuivre ses études à l’étranger. Tout ne se déroule cependant pas comme prévu : Azhar est kidnappée par le caïd local qui compte l’épouser. Ulbolsyn est déterminée à secourir sa sœur malgré les nombreux obstacles que la communauté dresse sur son chemin.
A Dark Dark Man, le précédent long-métrage du cinéaste, voyait un policier corrompu de la ville de Karatas remettre en question son existence au contact d’une journaliste étrangère. Ulbolsyn renverse la perspective en nous donnant à voir cette même région et communauté à travers les yeux de la figure extérieure, aux prises avec un univers hostile dont elle doit déchiffrer les codes afin d’y survivre et en sortir.
Il y a beaucoup du western dans cet Ulbolsyn qui n’est fait que de confrontations : entre la ville et la campagne, l’émancipation et la soumission, les femmes et les hommes. Le film emprunte également au cinéma de genre, en multipliant les situations isolant de plus en plus le personnage, tout en faisant méthodiquement monter un sentiment d’étrangeté, qui passe de l’absurde (une interaction surréaliste avec les policiers du coin) à une horreur sourde (une violente séance d’exorcisme). Yerzhanov s’amuse avec les genres, sans jamais se départir de son style tout en ruptures de ton et décalages burlesques, quelque part entre Kaurismaki, Tati et les Monty Python.
A l’instar de ses précédents films, la mise en scène regorge d’astucieuses idées contribuant à créer le « faux rythme » qui traverse le film. L’effet est d’autant plus efficace que l’on suit pleinement la perspective d’Ulbolsyn, confrontée à un véritable bloc de mépris léthargique de la part de chacun de ses interlocuteurs. De répétitions en échanges incongrus, le film donne la sensation de faire évoluer le personnage dans une autre dimension, un univers kafkaïen dans lequel le temps tournerait au ralenti avant de se figer. La présence des cartons annonçant le jour et l’heure de manière intermittente contribue à cette impression générale, qui inscrit la quête d’Ulbolsyn dans un compte à rebours immédiatement vidé de son urgence par la lenteur effective des choses, jusqu’à ce qu’elle doive trouver un ultime moyen de les accélérer.
En dépit, ou peut-être grâce, à un format plus resserré, Yerzhanov dépeint le mécanisme des petits compromis qui amène à la corruption (matérielle et intellectuelle) avec une grande précision. Avec son obsession de la pureté et ses séquences de transcendance, les hommes sont filmés comme une meute semblable à une secte rassemblée autour d’un leader à l’apparence inconséquente et à l’influence dévastatrice, dont les femmes sont les premières victimes. Si ce format très court ( 1h10) fait gagner la réflexion en inventivité, il fait cependant ressortir des automatismes chez le cinéaste, faute d’avoir les respirations plus contemplatives présentes dans ses autres films.
Adilkhan Yerzhanov filme un monde d’hommes, et bien que son cinéma comporte quelques personnages féminins mémorables (celui de La Tendre Indifférence du Monde l’était, à biens des égards), elles sont souvent muselées ou se fracassent contre la dureté d’un monde acquis à leur défaveur. Avec sa doudoune rouge flamboyante et son assurance citadine, Ulbolsyn est l’héroïne idéale pour rompre le moule et incarner cet affrontement à la David contre Goliath, dans lequel David serait une femme indépendante (et donc « teintée » selon les mœurs établies) et Goliath le médiocre meneur d’un troupeau de rustres. Il y a quelques éléments de facilité dans la construction du personnage : la minerve, qu’elle porte tout du long, surligne la contrainte de manière un peu lourde. Par ailleurs, le film a tendance à un peu trop se complaire dans la médiocrité des figures masculines qui l’entoure, donnant matière à de la causticité supplémentaire mais affaiblissant, par moments, la critique sociale. Néanmoins, le film a l’intelligence de conserver une part de mystère sur le personnage et ses motivations, exposant ainsi toute sa complexité.
En cela, Yerzhanov joue avec nos attentes, particulièrement dans le rapport d’Ulbolsyn avec sa sœur. En maintenant l’ambiguïté sur celle-ci, on ne sait jamais si elle est résignée, lucide ou satisfaite de son sort. Il s’éloigne de son point de départ et amène davantage son récit vers une étude du pouvoir social. Le dénouement, aussi satisfaisant qu’ambivalent, laisse alors planer le doute sur la possibilité de rester intègre dans un environnement malade. Dans un déchaînement de violence, par ailleurs jouissif, Ulbolsyn reprend le pouvoir mais s’en sert immédiatement pour imposer sa propre volonté, comme les hommes de la communauté avant elle. En filmant sa voiture s’éloigner de cette ville maudite, le film effectue un dernier tour de passe-passe et nous laisse décider du ton de cette résolution. Vivement le prochain !
Claire Lalaut
Ulbolsyn d’Adilkhan Yerzhanov. Kazakhstan. 2020. Programmé au Black Movie 2021.