Le prolifique Miike Takashi (Audition, Dead or Alive…) délaisse séries B et expérimentations provocatrices pour s’attaquer au remake d’un classique du cinéma de sabre : Hara-Kiri (1962) de Kobayashi Masaki. C’est peu dire qu’on était curieux de découvrir le résultat… Sortie en salles le 30 novembre. Pae Antoine Benderitter.
Projetons-nous près d’un demi-siècle en arrière. 1963. Festival de Cannes. Hara-Kiri de Kobayashi Masaki remporte le Prix spécial du jury. Ce film japonais fait sensation : cruauté, virtuosité formelle, implacable rigueur de la mise en scène. Les fulgurantes quinze dernières minutes, explosion cathartique de violence, sidèrent les festivaliers. Œuvre matricielle, Hara-Kiri a exercé une influence décisive sur bien des films de samouraïs et d’arts martiaux ultérieurs, essaimant parodiquement jusqu’au Kill Bill de Tarantino.
2011. Festival de Cannes. Le remake signé Miike Takashi repart bredouille du palmarès. Fidèle et même déférent, Miike a repris la trame du film d’origine : nous voilà à nouveau dans le Japon médiéval, celui des samouraïs, du code de l’honneur, des injustices sociales. Un monde âpre et saturé de rituels. Un monde où le trop plein de normes semble propice à susciter souffrance et folie. Il n’est qu’à voir l’architecture maladivement géométrique qui quadrille l’image dès les plans de générique. L’intrigue est à l’avenant : terrifiante et sans issue. Un samouraï errant, Hanshiro, demande à accomplir un suicide rituel dans la résidence du clan Li : face à son dénuement extrême, il affirme vouloir sauvegarder sa dignité. Pour le dissuader, le maître des lieux lui raconte comment, il y a peu, un jeune ronin lui avait adressé la même requête, puis dans quelles circonstances atroces il était mort (premier flashback du film). Mais Hanshiro persévère dans sa décision de mourir. Et, lors du deuxième flashback du film, raconte ses liens intimes avec le jeune samouraï dont on vient de lui rapporter le sort tragique. Hara-Kiri se dévoile alors comme une vertigineuse histoire de vengeance.
En filigrane de cette tragédie peut se lire une critique impitoyable de la société japonaise, mais plus encore : une dénonciation universelle de certaines valeurs et conventions sociales, brandies au détriment de toute humanité. Les discours s’effritent ; les êtres se révèlent dans leur souffrance et leur vulnérabilité, leur courage éperdu ou leur vanité destructrice. Cette mise à nu laisse le spectateur dans un état d’indignation et de stupeur. Du moins était-ce l’ambition du film de Kobayashi. Or, celui de Miike nous laisse beaucoup plus perplexe.
En effet, à quelques détails près, le Hara-Kiri de Miike est un film classique, honnête, et pour tout dire : raisonnable. Pourtant, le matériau narratif et psychologique est d’une force inouïe : on devrait être terrassé après avoir vu un tel film. Dans l’absolu, il faudrait ressentir au fond de ses tripes un sentiment de scandale, un frisson incoercible de révolte. Or, rien de tel. Le Hara-Kiri de Miike s’avère prévisible et presque entièrement dépourvu d’aspérités. Il avance mécaniquement ses pions, comme un jeu d’échecs dont les coups seraient connus à l’avance. Dans la marge creusée entre l’annonce plus ou moins explicite de l’évènement et sa survenue réelle ne s’engouffre la plupart du temps aucune tension, qu’elle soit psychologique, dramatique ou esthétique.
Restent des plans en cinémascope qui soulignent de façon un peu stéréotypée la théâtralité écrasante de l’action et la géométrie des intérieurs. Autant de symptômes de l’enfermement des personnages dans leur prison mentale – mais peut-être aussi de la mise en scène dans son carcan académique. La dramaturgie spatiale du film colle étroitement à la métaphore du jeu d’échecs : chaque corps est comme un pion, minéral, effrayant. Un caractère stéréotypé lui est plaqué. Et le personnage n’est en général rien de plus. D’où ce résumé possible du pitch : un seul pion blanc (par exemple un cavalier, à la fois insaisissable et imprévisible) contre une cohorte de pions noirs – l’armure sacrée du clan Li figurant le roi. Le déploiement de la partie est rythmé lentement, avec froideur. Froideur non gênante en soi, car elle pourrait servir la cruauté : on s’ennuie plutôt du caractère poussif de ce rituel de coups et contrecoups, trop platement agencé pour ne pas paraître factice.
Pourtant, quelque chose de puissant, d’un peu fou, semble sourdre de temps à autre. Ainsi du suicide du jeune samouraï à la fin du premier flashback. Une scène non dénuée de force, qui trouve un équilibre efficace entre exhibitionnisme et suggestion : on ne sombre ni franchement dans le gore – comme on aurait pu s’y attendre de la part de Miike – ni dans un hors-champ trop prude. Du coup, sur cette corde raide, le réalisme et le malaise atteignent un sommet. Mais avec le deuxième flashback, ce premier élan est gâché, le rythme se casse définitivement.
N’y a-t-il donc que le premier flashback à retenir du film ? Pas tout-à-fait. En plus de son interprétation presque irréprochable, le Hara-Kiri de Miike arbore au moins deux qualités. D’une part, sa musique : discrète, volontiers dissonante, cette composition du grand Sakamoto Ryuichi (Furyo, Le Dernier Empereur…) distille une atmosphère sombre et lancinante. D’autre part : l’utilisation inspirée à défaut d’être originale de la couleur (en réponse au noir et blanc du film de Kobayashi). Régulièrement, les plans rougeoyants de l’armure du clan Li apportent un beau contraste à une image grisâtre. La dernière demi-heure du film est ponctuée de saillies chromatiques encore plus vives : plusieurs fois, alors que le sang a déjà coulé et qu’on sait qu’il coulera à nouveau, des plans fixes de frondaisons automnales maculent l’écran de leur éclat sanglant. Autant de rimes visuelles saisissantes, émergeant d’une imagerie dans l’ensemble bien terne.
Bref, à défaut d’un film raté (ce qu’il n’est pas vraiment), le Hara-Kiri de Miike apparaît comme un film inutile, sans véritable enjeu. Ce qui s’avère peut-être pire. Anecdote révélatrice : bien qu’il s’agisse d’un film en 3D – le premier sélectionné en compétition officielle à Cannes – l’exploitation dans les salles françaises se fera en 2D. Si la géométrisation de l’espace et la profondeur de champ, joints aux jaillissements des sabres, offraient une matière excitante pour la 3D, ce potentiel reste totalement inexploité par la mise en scène. À croire qu’en quête d’une certaine respectabilité – à moins que ne soit en cause la paresse occasionnelle d’un auteur trop actif, sujet à la dispersion ? – Miike a bridé toute audace. Il ne s’est certes pas fait hara-kiri en tant que cinéaste ; mais son film laisse la triste impression d’un coup de katana dans l’eau.
Antoine Benderitter.
Verdict :
Hara-kiri, mort d’un samouraï de Miike Takashi, en salles le 30/11/2011.