Dans le cadre de sa grande rétrospective consacrée au cinéaste japonais, Hamaguchi Ryusuke, la Maison de la culture du Japon à Paris a proposé de découvrir la quasi-intégralité de son passionnant travail, sur trois sessions, entre le mois de septembre et le mois de novembre. Parmi les œuvres projetées, le moyen métrage Friend of the Night, dont le synopsis tient en une phrase : en revenant d’un mariage, des amis évoquent leurs craintes.
Réalisé en 2005, juste après son premier film officiel Like Nothing Happened (2003), Friend of the Night est un moyen métrage de 44min. Tout comme pour son premier film, les moyens techniques sont très limités. Cela peut surprendre quand on ne connaît que Senses et Asako I&II pour lesquels la photographie, notamment, est très soignée. Ici, comme pour Like Nothing Happened, plus que les qualités techniques du film, c’est la structure narrative qui sort de l’ordinaire. En effet, le film démarre sur l’ouverture d’un faire-part, qui génère un accès de colère chez le personnage principal, jeune homme qui vit avec sa petite amie. Il brise le long miroir qui trône dans leur salon. Celle-ci, peu étonnée, en ramasse les morceaux sans jamais lui demander la cause de cet élan de violence. Après une ellipse, nous suivons le jeune homme (dont on ne saura jamais vraiment le nom) en voiture avec deux de ses amis, ils rentrent d’un mariage et évoquent leurs craintes existentielles. Cette conversation banale va être le fil rouge de ce moyen métrage. Après avoir déposé le troisième ami, le jeune homme reste seul avec la conductrice (Nami). Ils manquent alors de percuter une femme mystérieuse apparue sur la route. Cet accident va déclencher chez Nami le besoin de raconter sa plus grande peur. La nuit et les personnages se construisent autour du récit de la jeune femme, qui dans un premier temps a des allures de conte horrifique, pour se transformer peu à peu en confession de culpabilité.
Dans le cinéma de Hamaguchi, les rapports des personnages entre eux sont mal assurés, toujours fluctuants. Les personnages eux-mêmes semblent en constante quête d’équilibre et de substance, ce qui les empêche d’ancrer leur relation au monde ou aux autres. Bien souvent, c’est la parole qui les libèrera. Un évènement les obligera à se raconter et à transmettre les choses les plus belles, comme les plus terribles. Dans Senses, c’est le départ de Jun, qui viendra déstabiliser les héroïnes, dans Asako I&II, c’est le tremblement de terre qui rapprochera les deux amoureux, puis le retour de Baku qui les séparera… Ici, c’est l’accident de voiture qui permettra à Nami de se révéler, et d’avouer son souvenir le plus sinistre.
L’œuvre du cinéaste semble présenter les évènements extérieurs comme des prétextes narratifs, pour déclencher le trouble qui viendra remettre en question la sphère intime des personnages. Il y a beaucoup du théâtre et du documentaire dans ses films. Dans Friend of the Night, on pense à Storytellers, son documentaire sur les conteurs traditionnels du nord-est du Japon. Là aussi, c’est à travers ces histoires contées qu’on entrevoit l’identité de ceux qui les transmettent, et avec cela, les drames qui les ont façonnés. Le film est également proche de Like Nothing Happened, où au détour d’une conversation, on dit à l’un des personnages (joué par Hamaguchi Ryusuke) qu’il a un visage de brute. Ce qui déclenche dans le récit une discussion et une réflexion sur la violence. Avec l’histoire de Nami, cette même réflexion sur la violence s’opère, via le spectre de sa culpabilité. En effet, lorsqu’elle était lycéenne, Nami, délaissée par son amie Eiko au profit de l’équipe d’athlétisme, lance la rumeur selon laquelle cette dernière entretient une relation avec son coach, et qu’elle serait enceinte. Après une confrontation, les deux amies se retrouvent en forêt et prise de peur, Nami abandonne Eiko à son désarroi. Avec la confession de Nami, on comprend qu’elle ne l’a jamais revue et qu’elle vit depuis avec le souvenir de sa trahison.
Ici la violence est double : d’abord engendrée par la rumeur de Nami, elle aura pour conséquence un rejet d’Eiko par ses pairs. Cela fait écho au harcèlement scolaire représenté par le personnage de Hamaguchi Ryusuke dans Like Nothing Happened, thème récurrent du cinéma japonais ou encore des mangas, tant ce phénomène a de l’ampleur au Japon. Il s’agit d’une violence qui s’insinue dans la vie des personnages, qui parait anodine au premier abord mais se décuple au fur et à mesure qu’elle est transmise d’élève en élève. La violence se concrétise également par l’abandon d’Eiko dans la forêt, laissée seule avec sa détresse. Il s’agit alors d’une violence plus brutale, d’une rupture dans le récit et la vie des deux amies, d’une remise en question intime des personnages. On pense alors au personnage d’Asako, dans le film éponyme, qui abandonne Ryohei au restaurant quand Baku refait surface, et ce, devant tous leurs amis. Là aussi la fuite d’Asako et l’abandon de Ryohei sont extrêmement violents, puisque cela symbolise pour lui la négation de leur amour, et la confirmation de sa plus grande crainte : qu’il n’ait été que le remplacement d’un premier amour perdu.
Enfin, outre la parole et la violence, c’est l’institution du mariage qui ponctue également ce film. Il en est l’ouverture et la clôture. Comme souvent avec Hamaguchi, le mariage n’est pas synonyme de bonheur mais est un catalyseur aux désirs profonds des personnages. Dans I Love Thee for Good, l’héroïne voit ses secrets refaire surface le jour J tandis que dans The Depths, il est le début d’une crise existentielle pour Gil-Su qui se voit abandonné par la mariée le jour de la cérémonie. Dans Friend of the Night, la réception d’un faire-part déclenche un accès de violence en ouverture du film, qui ne nous sera jamais vraiment expliqué. Plus tard, le mariage n’est mentionné que comme l’occasion pour les amis de se retrouver régulièrement quand d’autres se marient. Il ne semble pas nécessaire au jeune homme ou à Nami dans leurs couples respectifs, que ce soit comme preuve d’amour ou comme statut social. Enfin, le film se termine sur la réception du faire-part annonçant le mariage de Nami. Le personnage principal semble de nouveau troublé par la nouvelle, qui concerne cette fois-ci l’union future de son amie proche. Mais derrière cette courte scène, on devine que Nami a fait son chemin thérapeutique face à sa propre culpabilité et qu’elle est peut-être enfin prête à être heureuse.
Loin d’être abouti, notamment en termes techniques, le film parvient cependant à nous faire ressentir un trouble. Celui du personnage principal qui semble être témoin de sa vie plus que d’en être l’acteur, ou encore l’ambiguïté de la relation entre ce dernier et Nami. Plus tard, c’est le poids du secret et de la culpabilité que nous ressentirons au moment de la confession de Nami. Comme pour Like Nothing Happened, les bases de l’œuvre de Hamaguchi Ryusuke sont déjà là sous une forme brute : une volonté de raconter les émotions humaines, sans jamais les juger, toujours avec sincérité et bienveillance. Si la forme peut rebuter, car proche du court-métrage étudiant, le fond est assez passionnant quand on s’intéresse à l’œuvre généreuse du cinéaste.
Marie Culadet
Friend of the Night de Hamaguchi Ryusuke. 2005. Japon. Projeté dans le cadre de la rétrospective Hamaguchi Ryusuke à la MCJP.