Lors de la 14ème édition du Festival du Film Coréen à Paris, la section portrait était dédiée au jeune cinéaste Jeong Seung-o, avec la projection de ses quatre courts-métrages et de son premier long : Move the Grave.
En raison d’un projet immobilier sur une petite île, la tombe d’un père de famille doit être déplacée dans un funérarium. Les quatre filles de cet homme, toutes avec une situation familiale différente, se rendent sur le lieu afin de procéder aux formalités. Arrivées chez le frère du patriarche, l’oncle des quatre sœurs, celui-ci s’étonne et s’offusque de l’absence du fils ainé ; elles partent donc à sa recherche, mais ignorent où leur frère habite à présent…
La cellule familiale coréenne est l’obsession des films de Jeong Seung-o, dès ses premiers courts-métrages. D’ailleurs, Move the Grave reprend maints éléments de son court Birds fly back to the Nest – la réunion de famille avec quatre sœurs (dont deux actrices qui reprennent leur rôle), des hommes en sous-nombre qui exercent une pression morale, les situations des quatre sœurs… On ne peut pas dire que cette thématique de la famille soit particulièrement originale dans le cinéma indépendant coréen. Malgré tout, ces œuvres sont très souvent de grande qualité ; c’est une nouvelle fois le cas dans le travail de Jeong Seung-o, qui parvient à tirer son épingle du jeu via l’écriture des personnages et la direction d’actrices et d’acteurs, absolument exemplaire, d’autant plus pour un premier film.
La situation des personnages féminins de Move the Grave est bien le point névralgique du récit. L’œuvre met en scène une aînée divorcée avec un enfant de huit ans à charge (un gamin très capricieux), une deuxième fille, mariée par dépit à un homme plutôt aisé mais capable d’adultère, une troisième vivant avec un jeune homme et dont la subsistance du couple demeure une préoccupation majeure, et une cadette, étudiante féministe, qu’on peut qualifier d’enragée contre le patriarcat. Tous ces protagonistes ont un point commun : la gent masculine les déçoit ou les a déçues, presque jusqu’à un point de non-retour. L’écriture des deux personnages principaux masculins va en ce sens : l’oncle est l’archétype du patriarche machiste, sec, bougon, insupportable et le frère se révèle être un homme particulièrement lâche et agaçant. La confrontation entre les deux gents est électrique et parsemée d’instants explosifs où une étincelle, un mot de trop, peuvent mettre le feu aux poudres. Les liens entre les protagonistes sont admirablement articulés vis-à-vis de leurs profils, les uns se répondant toujours aux autres avec beaucoup de sens.
Malgré l’ambiance orageuse du film, la mise en scène posée, ouverte sur les extérieurs (la quasi-intégralité de l’action prend place dans les rues, sur un bateau de liaison ou à l’intérieur d’un jardin) évoque un quotidien très vraisemblable pour n’importe quel être humain, partagé entre les tensions familiales, les aléas administratifs et les vies professionnelles. Ce style de réalisation réaliste sans esbroufe, sans musique appuyée, permet au réalisateur de déployer une autre facette de son cinéma, plus positive. Le film peint certes un statut patriarcal dégradé, qui aboutit à des relations ultra-tendues entre les hommes et les femmes d’un même microcosme, mais ne se veut pas sans une touche d’espoir. Les sœurs éprouvent tout de même un amour filial inconditionnel pour leur frère, aussi décevant soit-il. Le plan final est criant de signification, il synthétise l’intention du film et par la même occasion l’état du modèle familial coréen selon l’auteur ; une journée de fatigue et d’émotions, mais où tout le monde est ensemble pour rentrer chez soi et in fine suivre sa route, individuellement. Une atmosphère sereine se dégage de cette séquence de trajet en voiture…
Move the Grave est un premier long-métrage de grande qualité, avec une portée universelle et progressiste, une mise en scène cristalline et des actrices fantastiques, qui vivent leur rôle comme s’il s’agissait de leur propre vie. En somme, Move the Grave est un très bel exemple de la qualité que peut fournir le cinéma indépendant coréen sur le sujet de la famille et du modèle patriarcal à notre époque moderne.
Maxime Bauer.
Move the Grave de Jeong Seung-o. Corée du Sud. 2019. Projeté à l’occasion du 14ème Festival du Film Coréen à Paris.