On retrouve enfin Sono Sion avec un format long, The Forest of Love. Après Amazon, c’est Netflix qui finance la nouvelle œuvre du cinéaste. Fidèle à lui-même, il nous propose d’entrer un monde de révélations et de poésie macabre.
Un arnaqueur et des réalisateurs amateurs vont bouleverser le quotidien d’une famille en tentant de créer un film miroir aux événements tragiques qu’ils provoquent. Ce qui frappe dans The Forest of Love, c’est le patchwork narratif qui structure l’œuvre. Sono Sion fait références à Cold Fish, Suicide Club, Why Don’t You Play In Hell? et bien d’autres. Mais également à sa propre vie et à un climat qui régnait au Japon dans les années 90, d’abord parce que le cinéaste a lui-même connu les sectes et les âmes errantes durant sa jeunesse puis parce que les faits divers horribles ponctuent particulièrement l’actualité japonaise jusqu’à l’année apocalyptique de 1995 avec l’attentat de la secte de Aum au gaz sarin dans le métro japonais. On peut également noter que la période que couvre la diégèse, des flashbacks à l’action que l’on suit, est la période ou Sono Sion se révèle au monde en tant que cinéaste, ce qui ne semble pas si anodin. L’œuvre joue donc sur plusieurs plans, autant dans un mouvement méta qui nous donne à penser la filmographie de son auteur, du moins la repenser, que dans une toile sombre qui dépeint l’hypocrisie de la société japonaise.
Le cinéaste s’atèle depuis le début de sa filmographie à exposer, révéler, détruire les illusions de la société japonaise et par conséquent toucher le grand guignol qui gît au sein même des rapports sociaux. Alors que The Forest of Love réactive des motifs existants et récurrents chez le réalisateur de Noriko’s Dinner Table et Love & Peace, il y a une variation qui rend cette œuvre-somme intéressante même pour ceux qui adulent déjà ce maître du chaos. Il y a toujours une sorte de geste romantique dans le cinéma de Sono Sion qui est le moteur derrière le choc des corps, mais, dans cette proposition, l’absence d’innocence ou de naïveté, la dilution complète de la rêverie dans les rouages sombres du désir nous offre une expérience beaucoup plus sombre que dans les œuvres précédentes et violemment misanthropes. Alors que dans Cold Fish ou Why Dont You Play in Hell?, les personnages à l’origine de la narration sont plongés dans une violence qu’ils refusent de voir (car le plus souvent c’est à travers le prisme de la caméra qu’ils en font l’expérience) et d’affronter jusqu’à ce qu’elle s’en prenne à leur corps et nous rendent la traversée de l’enfer pertinente et intelligible, c’est le mouvement inverse qui s’effectue dans The Forest of Love. C’est l’ensemble des corps du long-métrage qui viennent corrompre le monde qui les entoure jusqu’à leur propre destruction. Le cinéaste semble avoir abandonné les naïfs pour nous faire accepter que la seule manière de l’être aujourd’hui, c’est en se confortant dans son hypocrisie ou en acceptant celle des autres. Dans le même geste qui anime Lars Von Trier (cinéaste que Sono Sion admire) dans The House That Jack Built, The Forest of Love nous donne à ressentir son désespoir. L’arnaqueur/Joe Murata (Shiina Kippei) offre une dimension amusante et macabre qui était faible ou absente dans ses œuvres précédentes. Il y a une espèce de ricanement constant que permet le personnage sur les situations horribles qu’il met en scène, et qui fait écho à Lars Von Trier, comme si les deux cinéastes s’autorisaient à rejeter le monde une ultime fois dans un geste cathartique aussi trouble que mécanique.
C’est à travers une mise en scène qui dans Love Exposure nous confrontait à la pureté de l’amour que Sono Sion nous exprime cette fois son plus profond dégoût lorsqu’il refait ses scènes de soliloque ou de discours révélateurs avec Mitsuko (Kamataki Eri) dans la forêt. Il va même jusqu’à ridiculiser les apparats de la rébellion, avec le squat punk qui n’est qu’un lieu de folie et d’asservissement où les « no future » sonnent aussi creux que ceux qui les prononcent. On pourrait donc espérer qu’à travers ce collage véhément de sa propre œuvre, le cinéaste prépare son renouveau. En retrouvant la noirceur d’un Strange Circus et l’aisance formelle d’un Antiporno, Sono Sion nous montre qu’il assume plus que jamais son rôle d’anti-Ozu aux yeux du monde à travers Netflix. The Forest of Love est donc un bon moyen de marquer la décennie qui l’a consacré aussi bien au Japon qu’à l’international. Et nous laisse peut-être apercevoir la nouvelle rage qui va nourrir sa mise en scène de la folie du réel car à l’aune de l’état du monde, la poésie incisive du génie nippon est plus que bienvenue.
Kephren Montoute
The Forest of Love de Sono Sion. Japon. 2019. Sur Netflix le 11/10/2019