Le festival Black Movie suit de près la carrière du Taïwanais Tsai Ming-liang (La Saveur de la Pastèque), auquel il avait même consacré une rétrospective en 2008. Cette année, il nous permet de découvrir son nouveau film Your Face, un documentaire au procédé minimaliste quelque peu déroutant.
Douze : c’est le nombre de visages que l’on contemple en plan rapproché, attentif à leurs moindres détails. C’est le nombre d’individus, généralement âgés, presque tous anonymes, qui ont accepté d’être passés au crible de la caméra, et à travers elle d’être scrutés par nous. Silencieux ou loquace, figé ou expressif, chacun occupe à sa manière l’instant de cinéma qui lui est accordé.
De Tsai Ming-liang, on connaissait les velléités de fixité et de lenteur. On se rappelle le gros plan sur Lee Kang-sheng dans Les Chiens Errants, immobile sous la pluie à tenir une pancarte publicitaire, qui se prolonge pendant de longues et intenses minutes. C’est sur une image similaire que Your Face débute, à la différence que la femme qui nous apparaît n’est pas une actrice professionnelle, et ne sait où poser le regard. Pour elle, la caméra a une existence bien palpable, elle lui communique une étrangeté et une légère nervosité qui se reflètent dans les plis de ses paupières et le coin de ses lèvres. Les secondes s’égrènent, deviennent des minutes. On s’impatiente, un peu. Se demande où l’on cherche à nous mener. Puis, enfin, un rire éclot, comme un coup d’envoi qui vient briser la tension accumulée au fil de l’attente. Le visage disparaît, devient celui d’un homme : l’exercice se répète. Une fois. Deux fois. Douze fois. La perspective de se confronter à chaque fois au même procédé inquiète, d’abord, et puis paraît fastidieuse. Pourtant, au fil des plans, la contemplation cesse d’être une contrainte, prend du relief et se mue en opportunité.
Il peut y avoir deux façons d’aborder ce documentaire. La première serait de se laisser piéger par les bords de l’écran, aspirer par le magnétisme des visages sans s’en détourner. De se laisser fasciner par l’implacable qualité de leurs détails qui laissent sourdre le témoignage d’une vie bien vécue. Rides, cheveux grisonnants, tâches de vieillesse… le temps a fait son effet sur ces traits porteurs d’une longue histoire, qui en perdant l’éclat de la jeunesse ont gagné la force inimitable d’une dignité tranquille. Loin des peaux lisses et des physiques calibrés qui règnent en maître dans les industries de l’image, on effleure ici du bout des yeux une authenticité rugueuse qu’il nous est rarement permis d’observer avec tant de précision et de persistance, si bien qu’on peut avoir le sentiment de briser un tabou, l’un des premiers que nos parents nous enseignent : on ne fixe pas les gens. Pourtant, ceux-là sont précisément sélectionnés pour être scrutés et nous interpeller. Le malaise que l’on peut ressentir, c’est avant tout celui d’être renvoyé, à travers eux, à l’inévitable qui guette : le vieillissement, et avec lui l’approche de la fin.
La deuxième façon d’envisager le film, plus distraite, invite à la divagation des pensées. Elle est de considérer ces visages qui se succèdent comme ceux d’inconnus que l’on côtoie quelques instants dans une proximité un peu gênée, comme au hasard d’une salle d’attente, et que l’on observe du coin de l’œil. Certains restent enfermés dans leur bulle, raides, muets, quelquefois jusqu’à l’assoupissement. Pourtant, avec d’autres, quelque chose se passe, un rire, un regard échangé, qui fait naître une complicité. Une conversation s’initie et une parenthèse s’ouvre pendant laquelle on se retrouve subitement confident. Des personnages, on recueille ainsi, de loin en loin, des regrets : pour lui, le souvenir d’une addiction au pachinko ; pour elle, celui d’avoir trop travaillé et délaissé ses parents ; pour lui encore, celui de n’avoir pas été un étudiant plus studieux. En quelques minutes, il nous est donné d’entrevoir le cœur de leurs existences étrangères et puis, comme dans le cabinet d’un médecin où leur tour serait finalement appelé, ils disparaissent, rattrapés par l’anonymat dans lequel, sans doute, on ne les croisera jamais plus.
Le réalisateur n’est pourtant pas totalement en retrait de son œuvre. S’il partage souvent le silence de ceux qu’il a invités à s’asseoir face à nous, il n’hésite pas à les relancer lorsqu’ils se sentent d’humeur bavarde. Quelques paroles qui ne révèlent rien de lui mais incitent au développement : l’autre est sa matière, il la travaille en tachant de l’altérer le moins possible, si bien que lorsque le discours jaillit il semble toujours naître de la spontanéité. La sensation de familiarité ne trompe pas, néanmoins, lorsque l’on voit paraître Lee Kang-sheng, l’un de ses acteurs fétiches à qui il avait déjà consacré plus de deux heures d’entretien dans son précédent film, Afternoon, d’ailleurs présenté au Black Movie en 2016. C’est sans doute dans le choix de cette figure, dont il semble devenu indissociable, que Tsai Ming-liang se révèle le plus, comme si lui-même avait besoin d’un guide pour cristalliser sa narration. On retrouve, en outre, un autre complice de toujours du cinéaste : la marque du temps qui passe, non plus sur les hommes cette fois, mais dans la danse joueuse de la lumière ; seul contexte donné à ce documentaire d’une épuration extrême.
A travers sa démarche d’une simplicité déconcertante, Your Face ne va pas simplement à la rencontre de ses personnages, mais invite le spectateur à aller à la rencontre de lui-même. En effet, le temps long de ces entrevues qui n’aboutissent pas toujours à une interaction risque de venir à bout de celui qui voudrait se contenter d’être observateur, et il sera ainsi amené à puiser en lui-même le sens à donner à ce qu’il voit. Le résultat n’a, en somme, rien de bien remarquable, mais il induit un moment de réflexion et de contemplation, pareil à une respiration dans un monde perpétuellement saturé d’informations.
Lila Gleizes.
Your Face de Tsai Ming-liang, Taïwan, 2018. Présenté dans le cadre du 20ème Festival Black Movie.