Après dix ans d’absence sur nos écrans, Tran Anh Hung, le réalisateur franco-vietnamien de L’odeur de la papaye verte et d’ A la verticale de l’été, revient avec La Ballade de l’impossible, adaptation d’un roman de Murakami Haruki, auteur japonais encore peu connu en France mais jouissant d’une grande renommée en Extrême-Orient. Ce récit se présente comme une méditation sur le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Ombre et lumière, mort et sexualité, perversion et innocence : le film comme le livre sont riches de miroitements troubles. Or, aux entrelacs narratifs du roman, construit sur les jeux de la mémoire, Tran Anh Hung a substitué une structure linéaire, limpide, tout en affichant sa fidélité à l’esprit de l’œuvre d’origine. Mais pour quel résultat ? Par Antoine Benderitter.
À l’issue de l’avant-première de La Ballade de l’impossible à l’UGC des Halles, Tran Anh Hung est venu en personne discuter avec les spectateurs. Il a expliqué son attachement au roman de Murakami par l’expérience du deuil qui est au cœur du récit. Expérience humaine universelle : la perte d’un être cher, qui nous renvoie à notre fragilité fondamentale, peut aussi bien être réelle que fantasmée. N’a-t-on jamais, enfant, cauchemardé que ses parents mouraient, avant de se réveiller désemparé et en sueur ? Personne n’a manqué d’éprouver un jour ou l’autre, à des degrés divers, cette douleur, ce désarroi, ce vertige paralysant : mouvements ou stases de l’âme que le film évoque, comme pour les conjurer, par des plans caressants et sensuellement fluides.
Partout où germe l’amour, l’angoisse secrète de perdre l’être cher se tapit dans l’ombre, en embuscade : que faire alors ? Comment survit-on ? En se perdant dans la sensualité, les jeux du sexe ? En tombant amoureux ? Mais l’amour, ainsi surplombé par la mort, fait figure de refuge, de régression, d’impossibilité. Tel un refus de vivre. Telle une imitation de celles et ceux dont la présence ou l’absence importent tant. Une autre voie n’est pas évoquée, qui est pourtant celle des créateurs que sont Murakami et Tran Anh Hung : la catharsis de l’expérience artistique. A défaut d’affecter directement la vie des protagonistes, elle se retrouve dans l’élégance appliquée, parfois rayonnante du filmage.
Cependant, réduire le film de Tran Anh Hung à cette matrice belle et morbide (la vie après le deuil, l’amour impossible, la sublimation esthétique) serait artificiel : La Ballade de l’impossible est à la fois plus et moins que cela, un objet formel admirable, tout en fulgurances musicales et voluptés visuelles, mais dont l’envol émotionnel n’opère que par à-coups. Et dont la vibration humaine se fige parfois pour devenir poseuse, imposant plus qu’insinuant ses humeurs mortifères.
Somme toute, ce qu’il y a de plus magnétique dans le film tient à sa manière musicale de tourner autour d’états d’âmes jamais creusés en tant que tels, mais plutôt effleurés, caressés, avec une délicatesse qui touche parfois au maniérisme. Il faut en savoir gré à Tran Anh Hung : le déroulement de l’intrigue et le frôlement des êtres s’opèrent par des moyens essentiellement cinématographiques ; images et musiques composent un poème lancinant, parfois répétitif et étiré, mais captivant lorsqu’il échappe au hiératisme.
La bande-son, tantôt mélodique et colorée, tantôt subitement silencieuse, donne l’impression de couler comme une rivière qui se ferait ruisseau puis torrent avant de se jeter dans la mer. L’ambiance musicale doit beaucoup aux compositions de Jonny Greenwood. Le guitariste de Radiohead, à mi-chemin entre l’atonal et le classique, reste sous l’influence écrasante de Penderecki – quoique de manière moins flagrante que dans There Will Be Blood. Sa partition pour La Ballade de l’impossible n’a pas la beauté hypnotique, ni l’audace de celle conçue pour P.T Anderson : elle n’en introduit pas moins, comme dans ce dernier film, des décalages subtils. Elle trouble plus qu’elle ne berce, fait frémir plus qu’elle ne console, et à ce titre contribue à la puissance funèbre de la mise en scène.
Au diapason de ces miroitements sonores, la caméra est splendidement mobile. Elle semble s’affranchir des lois de la gravitation. Ses flottements et ses fuites font corps avec les errances des personnages, qui échappent à toute influence extérieure : les soucis matériels et financiers sont occultés, et les bouleversements historiques de la fin des années 60 à peine évoqués, si ce n’est dans une scène où, justement, un professeur affirme que rien n’importe plus que la tragédie grecque. Or, que se passe-t-il lorsqu’on est libéré de ces pesanteurs ? On ne devient pas libre : on se retrouve livré à soi-même. A ses souvenirs. A ses affres. La vie sociale est mise en suspens ; la nature reprend ses droits, et la beauté insensée des prairies, rochers, cours d’eau, feuillages, vibre au diapason des émois intérieurs des êtres. Dès lors, par le prisme de ces environnements fabuleux, chaque personnage, vivant ou mort, hante les autres. Au point que les survivants se retrouvent dans une sorte de purgatoire, voire d’enfer. Quand bien même la lumière la plus suave l’irradierait. Quand bien même les corps les plus désirables le peupleraient.
En définitive, le film de Tran Anh Hung s’avère moins psychologique que physique, tant il gravite autour des corps, des senteurs, des épidermes. À ce titre, la comparaison dressée par certains critiques avec Wong Kar-Wai s’avère artificielle : loin des marionnettes glacées et des fulgurances chichiteuses de In the Mood for Love, plus proche de 2046, quoique moins opératique, le film de Tran Anh Hung est tout entier irrigué de son obsession pour la jeunesse de ses personnages : mélancolie plutôt que nostalgie, fascination plutôt qu’amour vis-à-vis de cet âge très particulier où meurt l’enfant et naît l’adulte, et où il se pourrait que les êtres soient au sommet à la fois de leur beauté et de leur fragilité. Le fantasme morbide sous-jacent au film pourrait donc être l’éternelle jeunesse, c’est-à-dire l’aller-retour sans fin entre dix-huit et dix-neuf ans, comme le susurre Naoko dans une scène-clef. Aller-retour aussi hasardeux et fulgurant qu’un regard. Évidemment, un tel fantasme est absurde. Autant que faire tenir l’univers entre deux battements de cils. Or, les 2h13 de La Ballade de l’impossible semblent s’écouler entre ces deux battements. Si bien que film laisse l’impression d’une hallucination, d’un rêve cotonneux, dont on ne sait combien de temps il a duré au juste. Ce vertige qui concilie opacité des âmes et mystères du temps révèle peut-être le cœur de ce film beau et torturé, exaltant ce qu’il y a morbide dans la jeunesse, d’âpre dans la douceur, de ténébreux même dans la lumière la plus radieuse.
Antoine Benderitter
Verdict :
La Ballade de l’impossible de Tran Anh Hung, en salle depuis le 04/05/2011.