Alors qu’il n’avait rien réalisé depuis Mes voisins les Yamada en 1999, Takahata Isao revenait en 2013 sur le devant de la scène en salles avec Le Conte de la princesse Kaguya. Retour sur l’ultime chef-d’oeuvre du maître.
L’histoire de la princesse Kaguya, est l’adaptation d’un conte particulièrement célèbre au Japon, l’un des tous premiers du genre dans l’histoire de la littérature nippone, rédigé à l’époque Heian aux alentours du Xème siècle. Menant avec sa femme une existence misérable, un coupeur de bambous fait un jour la découverte d’une petite fille dans une forêt. Celle-ci n’a rien d’une enfant ordinaire puisqu’elle se met bientôt à grandir jusqu’à atteindre en assez peu de temps la taille d’une adulte. Décidé à prendre en charge son éducation, le vieil homme se rend de nouveau dans la forêt pour y trouver cette fois un trésor qui permet à sa famille de vivre à l’abri de tout souci pour le restant de leurs jours. Après avoir déménagé à la capitale, l’homme projette de marier sa fille à un riche seigneur et reçoit les prétendants dans sa nouvelle demeure. S’opposant de toutes ses forces à cette idée, la jeune femme finit alors par se souvenir de ses véritables origines. Celle-ci serait en réalité la princesse d’un royaume lunaire envoyée sur Terre pour expier une faute qu’elle aurait commise dans sa vie antérieure.
Tout en respectant les différentes péripéties qui constituent le conte, Takahata étoffe le récit de son film d’un certain nombre d’éléments originaux. De nouvelles scènes voient le jour afin de clarifier les conditions dans lesquelles la princesse évolue sur Terre : ainsi, les rapports sociaux (l’image des paysans contraste avec celle des nobles) et sentimentaux (le récit introduit un personnage dont la princesse est amoureuse depuis son adolescence) gagnent en profondeur. Cela étant, Takahata perpétue le mystère quant à la raison exacte pour laquelle la princesse se trouve sur Terre et ne se livre à aucune extrapolation qui aurait pour but d’éloigner le film de l’aspect ludique du récit originel. C’est pourquoi, si la logique du long-métrage peut paraître quelque peu simpliste, saugrenue, ou même contradictoire (on ne cesse de se demander pourquoi la princesse agit comme elle le fait), c’est que le conte lui-même se définit ainsi. Takahata ne cherche pas à rendre son récit crédible, mais à le rendre tout simplement vivant. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de donner plus de chair au conte, mais d’en accentuer toutes les couleurs.
Contrairement par exemple au récent Le vent se lève de Miyazaki qui renvoie à un fait historique précis, le film refuse de se livrer à une représentation fidèle de la réalité. Ayant rompu avec l’approche réaliste qu’il a su développer avec raffinement dans Le tombeau des lucioles (1988) et Omoide Poroporo (1991), Takahata s’applique en effet, depuis Mes voisins les Yamada, à considérer le film d’animation pour ce qu’il est, essentiellement parlant : un ensemble harmonieux de lignes et de couleurs apte à raconter une histoire. Loin de procurer une impression plus ou moins forte de réalité, ses images empruntent un aspect ébauché, proche du croquis, comme pour donner à voir la matière dont elles sont faites.
Dans un ouvrage inédit en France et édité au Japon en 1999 (Jū-ni seiki no animēshon, littéralement « l’animation du 12ème siècle »), le cinéaste fait montre d’un grand intérêt quant aux techniques picturales propres à la tradition japonaise. Son film s’affiche clairement comme le résultat de ces réflexions. Ses caractéristiques graphiques semblent découler des conceptions esthétiques, presque aussi anciennes que le conte du coupeur de bambous lui-même, à l’œuvre dans la peinture japonaise classique, le Yamato-e. Si Mes voisins les Yamada répondait avant tout à une esthétique moderne proche du manga, le projet de L’histoire de la princesse Kaguya consiste à appliquer des techniques ancestrales dans le domaine du cinéma d’animation.
Ainsi, sur le modèle de la peinture japonaise traditionnelle, le film emploie la perspective axonométrique qui, privant les images de tout point de fuite, accentue la bidimensionnalité de l’espace du dessin et ramène les personnages dans des surfaces où les jeux de formes géométriques, notamment dans les scènes d’intérieur, abondent. En complément, le long-métrage se sert, pour souligner l’éloignement des personnages dans le cadre, de la technique dite hikime-kagibana selon laquelle les figures situées en arrière-plan voient leur visage réduit à de simples traits pour les yeux et un petit crochet pour le nez. Les coloris vifs employés dans le film semblent obéir de leur côté à la méthode prônée par les tsukuri-e, qu’on retrouve notamment dans les peintures sur rouleaux qui illustrent le Genji Monogatari, et qui consiste à couvrir un canevas de grands aplats de couleurs avant de renforcer le contour des dessins à l’encre de Chine.
Là où la peinture occidentale considère les lignes dans leur seule capacité à délimiter les figures les unes par rapport aux autres, l’esthétique à la base du film de Takahata a pour conséquence de mettre en valeur le dessin lui-même et de prêter aux lignes une relative autonomie. Le contour des figures ne semblent jamais clairement tracé, de sorte que les lignes paraissent se troubler dès que les personnages se déplacent ou qu’une émotion les saisit, comme si ceux-ci vibraient littéralement de l’intérieur. La séquence de fuite de la princesse, l’un des meilleurs moments du film, s’avère particulièrement réussie sur ce point. Chaque ligne s’articule selon la tension qui lui est accordée, de façon à ce que tel sentiment soit défini par la nature des traits qui lui correspond.
L’une des principales caractéristiques du film consiste à inscrire les dessins sur un fond blanc qui, en général, symbolise le ciel. Alors que les images des films d’animation classiques emplissent l’ensemble du cadre pour mieux considérer l’œuvre comme un produit fini, auquel on ne peut plus rien ajouter, le film de Takahata joue sur le caractère inachevé du dessin, comme si celui-ci était en train de s’exécuter sur du papier blanc juste sous nos yeux. Sur le même principe que les emaki (rouleaux illustrés) dont on découvre les images à mesure qu’on déroule le papier qu’elles recouvrent, le film s’apparente à une succession de tableaux sans cesse renouvelée, où à chaque instant prend forme une œuvre graphique à part entière.
Le film, on le voit bien, accorde une grande importance à tout ce qui concerne le mouvement et la transformation. Chaque chose semble représentée, non pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle est susceptible de devenir. Ainsi, offrant au film une large palette chromatique, le passage des saisons permet de représenter les mêmes paysages sous des coloris différents. Il en va de même pour le personnage principal qui, faisant l’objet de multiples métamorphoses, apparaît tout au long du film sous les formes d’un bébé, d’une jeune paysanne, d’une princesse de haut rang avant de s’incarner sous les traits d’une figure céleste. Dans la même idée, le long-métrage alterne les scènes de campagne aux scènes de palais, passe du rêve à la réalité, du présent au passé et de la Terre à la Lune avec une souplesse déconcertante.
C’est en réalité dans la dernière partie du film que le traitement graphique finit par trouver tout son sens. En cherchant à s’échapper du cocon dans lequel son père adoptif l’a enfermée, la princesse, victime d’une profonde mélancolie, en vient à repousser les richesses matérielles qui l’entourent et à trouver refuge dans le monde du rêve. Tout fonctionne comme si la jeune femme, ou plutôt les lignes qui lui prêtent forme, s’efforçait de se libérer de la pesanteur des choses et de s’extraire du cadre oppressant dans laquelle elle est enchaînée. La Lune, dont on découvre les représentants dans la séquence pop et psychédélique de la fin du film, surgit dans ce contexte comme l’envers du monde visible, un monde situé au-delà de toute représentation. Retournant d’où elle vient, la princesse en finit avec le monde matériel et semble accéder à une sorte de nirvana. Les lignes naissent, s’émeuvent et rêvent, puis disparaissent et oublient – ne subsiste qu’un symbole, un archétype, une figure mythologique.
Petit bijou de l’animation japonaise, et pourtant à contre-courant des produits qui la caractérisent, L’histoire de la princesse Kaguya fait preuve d’une délicatesse rare et d’une finition particulièrement saisissante. Revisitant l’esthétique de la peinture traditionnelle par les moyens modernes du cinéma, le long-métrage de Takahata apparaît indéniablement comme l’une des productions les plus ambitieuses et les plus abouties du Studio Ghibli. Un véritable enchantement.
Nicolas Debarle.
L’histoire de la princesse Kaguya, d’Isao Takahata. Japon. 2013.