Alors que son film français n’est pas encore dans nos salles (lire ici), Kurosawa Kiyoshi nous offre déjà un nouveau film japonais. Creepy signe le grand retour du maître dans le thriller fantastique qui a fait son succès il y a vingt ans avec Cure. C’est troublant, étrange, dérangeant, tragique. C’est du grand Kurosawa.
L’argument est simple : Takura (Nishijima Hidetoshi), un ex-inspecteur spécialiste des serial killers s’installe avec Yasuko (Takeuchi Yuko), sa femme, dans un nouveau quartier, un an après une affaire tragique. Il mène désormais une vie d’universitaire. Yasuko commence une vie de femme au foyer banale jusqu’à sa rencontre avec leur nouveau voisin Nishino (Kagawa Teruyuki) qui va bousculer le quotidien du couple.
Creepy marque le retour de Kurosawa Kiyoshi dans le thriller psychologique et fantastique après Cure, Kairo et Shokuzai. L’ancien étudiant en psychologie prouve encore une fois que la porosité de l’esprit humain est son terrain de jeu. Les projections de l’esprit (fantômes) ne sont qu’une des variantes du cinéma de l’auteur japonais, le trouble inhérent à la condition humaine a toujours été le sujet sous-jacent de ses films. Le cinéaste semble presque conclure une trilogie sur le Japon contemporain qui compterait Cure, Kairo et Creepy. Après la banalité du mal dans Cure, son insaisissabilité/virtualité dans Kairo, ce troisième volet explorerait son absurdité. Le film démarre sur un prologue qui installe un climat, une atmosphère que Kurosawa amplifiera jusqu’au climax final. Le prologue nous montre qu’après avoir arrêté un tueur, ce dernier parvient à s’échapper et dans un acte suicidaire fait une victime devant l’impuissance de Takura. Ce moment d’échec et d’actes manqués va hanter le personnage de Takura, responsable de l’affaire. Dès lors, le traitement des couleurs et de la lumière dans le film fait écho à cette scène, comme si cet acte habitait l’esprit des personnages et donc la réalité dans laquelle ils évoluent. Ce ton gris et froid rappelle clairement Kairo, alors que les scènes ensoleillées descendent de Cure. Il y a une volonté de montrer que, comme les fantômes, un mal sourd, un trouble psychique parcourt le cinéma de Kurosawa dans ce qu’il a de plus évident et nécessaire, sa lumière.
Le film brille également par sa structure, une sorte de descente aux enfers, une tragédie dont la fatalité serait inscrite dans l’esprit des personnages. D’ailleurs, le personnage de Nishino est une sorte de maître des marionnettes qui n’a pour seul véritable arme, une seringue. Cette arme révèle le véritable mal qui provoque la destruction des protagonistes, leur propre volonté voire une volonté plus grande, celle d’un dieu ou du spectateur. La mise en scène de Kurosawa exprime cette présence d’une force plus grande par des plans impressionnants par drones qui inscrivent les personnages dans le décor, dans leur état de misère et de doute. Cette représentation de l’invisible atteint son apogée dans une scène formidable d’interrogatoire qui rappelle que Kurosawa est l’homme derrière un prix de la mise en scène à Cannes, il y a deux ans. Takakura, qui enquête sur la disparition d’une famille, interroge Saki (Kawaguchi Haruna), la seule rescapée.
Kurosawa filme cet interrogatoire en un plan séquence où les changements de lumière et de couleur accompagnent les révélations et le récit de la jeune femme. On a l’impression d’entrer dans l’esprit de la jeune femme, ou du moins que l’image semble en épouser l’évolution au fil de sa parole. Les deux acteurs accomplissent une sorte de chorégraphie de la fuite où Takakura tente d’entrer dans l’esprit de Saki en même temps que cette dernière se déplace dans le bureau universitaire, lieu de l’interrogatoire. Kurosawa parvient à nous faire sentir la tension, le désarroi et les différentes émotions complexes qui composent ce moment par une mise en scène audacieuse et parfaitement maîtrisée. Mais ce sont pas les seuls éléments de ce film génial. La direction d’acteurs joue énormément dans la réussite du film, plus particulièrement celle de Kagawa Teruyuki.
Nishino (Kagawa Teruyuki) est un personnage opposé à celui de Kunio (Hagiwara Masato) dans Cure. Le premier est bavard, extravagant, délirant alors que le second est calme, froid, mutique. Pourtant, dans la filmographie de Kurosawa, ce sont deux faces d’une même pièce qui sont les instigateurs d’un mal qui ronge le quotidien. Kurosawa dirige Kagawa de manière fascinante ; on ne sait jamais de quoi est capable le personnage ni quel est son but. Tout comme dans Cure, c’est une figure du chaos qui vient révéler les maux des personnages donc de la société japonaise selon Kurosawa. Le cinéaste n’oublie jamais la dimension sociale dans ses œuvres. Ainsi, le film montre à la fois les frustrations d’une vie moyenne japonaise, Yasuko étouffant ses désirs dans les ornements de sa vie rangée alors que Takura veut réprimer sa passion pour le terrain et les enquêtes dans les mécanismes d’une vie d’universitaire. Il n’est donc pas étonnant que ce soit l’homme qui a interprété le salaryman vaincue et dépressif de Tokyo Sonata qui campe le rôle du père de famille dégénéré dans Creepy.
Les films de Kurosawa communiquent entre eux, le réel et le spectateur. La scène de bus qui est également présente dans Cure et Kairo est le symbole de ce dialogue. La cohérence de son cinéma est l’une des forces du film qui, à l’aune de sa filmographie, atteint presque une perfection dans sa facture. La virtuosité du cinéaste japonais est telle qu’il nous porte dans les abysses de l’humanité, dans les recoins les plus sombres de l’esprit qui se situent à côté des pensées les plus banales. Le mal est littéralement voisin de la bienséance, de l’apparence. Le film gratte une plaie jusqu’à celle infecte l’esprit du spectateur.
La noirceur du film n’est pas sans rappeler celle qui accompagne The Strangers de Na Hong-jin. Les deux films mettent en scène des monstres qui apparaissent dans l’interstice du changement comme un écho à une citation célèbre de Gramsci. Ce sont peut-être les films les plus contemporains qui se sont emparés de la matière sombre qui compose notre modernité de son trouble dans l’intimité pour en faire un matériau de cinéma. Et il n’y aura probablement rien de plus déchirant cette année au cinéma que le cri de Yasuko devant le monde laissé par le monstre, un monde que Kurosawa nous montre comme inévitable.
Kephren Montoute.
Creepy de Kurosawa Kiyoshi. Japon 2016. Présenté au Black Movie 2017 de Genève.