Depuis 2000 se déroule à Paris et en région Ile-de-France la manifestation Paris Images Cinéma – L’industrie du rêve, dédiée aux techniciens du cinéma. Cette année, le pays invité est l’Inde ! De multiples échanges auront lieu par le biais de conférences ou tables rondes mais il y aura aussi des projections de films, à commencer par le sublime Le Fleuve de Jean Renoir le mercredi 25 janvier à 20h15 au Christine 21 (4 Rue Christine, 75006 Paris).
Jean Renoir déclarait à la fin de sa vie que, de tous ses films, Le Fleuve était son préféré. Singulier aveu de la part de l’auteur de La Règle du Jeu. Production franco-indienne de 1951, moins unanimement célébrée que les Renoir des années 1930, Le Fleuve gagne à être (re)découvert.
Le Fleuve est un classique du cinéma. Mais ce n’est pas du cinéma classique – du moins pas à l’aune d’un regard formaté aux films narratifs traditionnels. Avant de s’imprégner de sa singularité, commencer à ressentir sa beauté, il se peut que le spectateur doive passer le cap d’un certain désarroi. Car sous sa simplicité de façade, Le Fleuve est une œuvre déconcertante. Faussement limpide : d’un fondu enchaîné à l’autre, les scènes semblent couler sans heurts ; elles s’avèrent souvent brèves, comme des vaguelettes ; et pourtant, rien ne fait saillie – guère de suspense, de dramatisation, beaucoup de digressions. D’où une certaine impression de lenteur. Paradoxe : il se passe beaucoup de choses à l’écran. Foisonnements de trajectoires, d’actions dans l’image. Crépitements de l’intrigue. Tendresse, humour et drames. D’où vient alors la sensation de monotonie, puis d’harmonie, qui finit par émaner de cet enchaînement parfois décousu de scènes simples et lumineuses ?
Première piste : le scénario. Ça tombe mal : il ne faut pas raconter l’histoire du Fleuve. Non qu’il n’y en ait pas. Le film reste narratif au moins autant que contemplatif. Mais son intrigue, à défaut de rachitique, paraîtra légère. Voire (osons le mot) un peu niaise. C’est qu’elle ne prend tout son relief que grâce au travail conjoint des acteurs, des techniciens et du réalisateur. Plutôt que l’intrigue, il faudrait raconter la mise en scène du Fleuve. Plutôt que la chronique de ces expatriés britannique vivant près de Calcutta, et des amours malheureux de trois adolescentes pour un ancien soldat, il faudrait peindre la démarche esthétique de Renoir ; et à quel point, surtout, la beauté en Technicolor du film, qui aurait pu s’avérer factice, datée, fait sens aujourd’hui encore.
Pour mieux comprendre la résonance du film à l’aune de ses choix formels, permettons-nous un détour par Le Narcisse Noir (1947) de Powell et Pressburger, adapté d’un roman du même écrivain (Rumer Godden). Le parti-pris de ce joyau britannique était, via le tournage en studio, l’artificialité la plus complète, la stylisation la plus flamboyante – destinées à mieux dire, d’un même geste, le dépaysement, la claustration et la folie. L’excès de picturalité évoquait, de manière très freudienne, le refoulement sexuel. Renoir rejette une telle approche. Ce boulimique du réel veut photographier les paysages, les visages, au sein de leur environnement naturel. Il recherche à la fois la vivacité et la captation sur le vif – quitte à accepter des failles dans le film (par exemple l’interprétation inégale des comédiens amateurs). D’où ces séquences qu’on pourrait qualifier de documentaires sur l’Inde du milieu du 20e siècle. D’où, aussi, le choix de la couleur. Une gageure technique à l’époque. Et un résultat dont la qualité visuelle – à la fois flamboyante et jamais fausse ou criarde – relevait quasiment du jamais-vu en 1951. En filigrane de cette réussite, une histoire de famille : à l’influence paternelle (Auguste Renoir est un des plus grands coloristes de la peinture française) s’ajoute l’aide précieuse du neveu (Claude Renoir signe la photographie).
Dès lors, quel rôle joue cette beauté chromatique dans l’émotion discrète, croissante qui étreint le spectateur ? Comme toutes les grandes œuvres de cinéma, Le Fleuve est un film sur le regard. Et s’affirme, plus encore qu’un hommage à la culture indienne, comme un hymne à la splendeur des apparences. Dans la philosophie hindoue, toute chose est sacrée. Tout doit être regardé, respecté : les moindres roches, brins d’herbe, flaques d’eau ; le flamboiement d’un sari comme l’éclat timide d’un sourire. La caméra les saisit avec une précision, une sérénité incomparables. Le personnage discret et pudique de Mélanie semble incarner un tel regard, elle qui ne juge rien, ni personne (sauf elle-même, et sévèrement, dans un moment de désarroi sentimental). Au fond, sous les fugaces soubresauts des trajectoires individuelles, tout est éternité. Tout est harmonie.
Pour mieux évoquer le délicat cheminement des uns et des autres vers cette harmonie, Renoir s’attache à peindre des personnages mal dans leur peau, des êtres sensibles et généreux mais qui se sentent exilés du monde – notamment la jeune Harriet, vilain petit canard qui se rêverait cygne, et le capitaine John, qui a perdu une jambe à la guerre (ce qui avait failli arriver à Renoir lui-même). Si une certaine réconciliation avec les autres, soi-même et le monde s’opère enfin, c’est moins au nom de la résignation ou de l’abdication que du consentement (« consent to everything », dit Mélanie). Mot très beau, qui dit à la fois l’intimité du soi (le sentiment) et son alliance avec l’autre (con-) – sous les auspices d’un ordre cosmique qui tous nous unirait. Alors seulement, par-delà les drames (mort d’un jeune frère, déchirements de l’exilé, désespoirs amoureux…) peut se développer la conscience que nous sommes des voyageurs dans le monde : tous en transit ; emportés dans l’irréversible écoulement du temps (métaphore transparente du Gange, placide et multimillénaire). En filmant cet assentiment au monde, Renoir semble exalter l’amour, tant celui des choses que des êtres. Et derrière l’amour : une mystique de la vie, simple et humble, prenant acte à la fois de la beauté et de la précarité de toutes choses. D’où cette phrase saisissante, prononcée par le capitaine John à l’issue de la tentative de suicide d’Harriet : « A chaque chose qui vous arrive, à chaque personne que vous rencontrez qui a de l’importance à vos yeux, ou bien vous mourez un peu, ou bien vous renaissez ». Sous les inévitables drames : la modeste mais nécessaire contribution de chaque être au fil de l’éternité. Un bouleversant appel à vivre.
Antoine Benderitter.
Le Fleuve (The River) de Jean Renoir. USA. 1951.