Après une excursion américaine peu glorieuse et une collaboration oubliable avec Arnold Schwarzenegger (Le Dernier Rempart – 2013), on attendait fébrilement le retour de Kim Jee-woon dans son pays natal. Son nouveau film The Age of Shadows nous rassure dès sa scène d’introduction : le réalisateur coréen n’a rien perdu de sa virtuosité.
Nous sommes dans les années 20 en Corée sous occupation japonaise, période douloureuse abordée par de nombreux films sortis récemment au pays du matin calme. Trahi par son contact lors d’un rendez-vous secret, un membre important de la résistance coréenne se retrouve acculé par l’armée nippone. Au milieu de l’affrontement, le chef de la police coréenne, interprété par Song Kang-ho, tente de nouer le contact pour éviter un bain de sang, en vain. Le combat s’engage, les balles fusent, les soldats courent sur les toits, la caméra virevolte et le montage rend l’action plus percutante que jamais. Cette première scène ahurissante nous rappelle pourquoi la réputation de Kim Jee-woon n’est pas surfaite. On reconnaît d’emblée son style classe, sa manière de filmer en inventant sans cesse des mouvements pour occuper l’espace et donner un maximum d’ampleur à ce qui se déroule sous nos yeux. Et surtout, il parvient à nous faire comprendre que le personnage de Song Kang-ho sera la pierre angulaire du récit, de par son positionnement au sein du cadre tout le long de la scène.
Car notre bon vieux policier coréen se retrouve très rapidement en contact avec les autres résistants qu’il est censé arrêter. Tiraillé entre les deux camps, il n’arrive plus vraiment à se situer, tout comme le spectateur qui ne sait pas s’il doit faire confiance au personnage ou non. La relation entre le policier et le « bras droit de la résistance » interprété par Gong Yoo (qui confirme tout son talent) – personnage tout en nuance dont les choix malencontreux guideront l’œuvre vers une pente plus tragique – installe un double-jeu permanent, qui forme le socle solide de tout film d’espionnage digne de ce nom. De nombreux personnages viennent ainsi se greffer autour des deux protagonistes principaux, entraînant duperies, traîtrises, twists, et autres ingrédients constituant les multiples enjeux qui parcourent un récit finalement assez dense. Mais la narration est suffisamment sobre et maîtrisée pour éviter au spectateur d’être largué par les différents retournements de situation.
Ce qui n’empêche pas Kim Jee-woon d’alterner les genres, parfois au sein de la même scène, avec une maestria qui rappelle évidemment ses anciens longs-métrages. A ce titre, la partie centrale du film s’articule autour de trois grandes séquences qui resteront sans doute dans les annales du cinéma coréen. La première, hilarante, pourrait être considérée comme un moment de beuverie entre « bros » s’il n’y avait pas ce double-jeu en filigrane tout le long de la scène. On y voit Song Kang-ho, Gong Yoo et le charismatique et fidèle Lee Byung-hun (le leader de la résistance) enchaîner les verres de soju plus vite que dans les films de Hong Sang-soo. La deuxième, déjà considérée comme culte par beaucoup, est une séquence à bord d’un train, longue d’une bonne trentaine de minutes. Véritable orgie pour tout cinéphile qui se respecte, cette séquence nous rappelle que le cinéma de Kim Jee-woon a une filiation lointaine avec celui d’un certain Quentin Tarantino. On se sent obligé de faire le lien avec la séquence du bar dans Inglourious Basterds lorsque le cinéaste déploie une nouvelle fois toute sa science de l’espace et du rythme pour s’amuser avec les apparences et les masques, jouer avec les tons et instaurer une tension de manière élastique jusqu’au craquage final. La troisième est la conséquence directe de ce qui s’est passé précédemment. Les protagonistes arrivent à la gare, la tension atteint son paroxysme et le chaos s’installe. La puissance tragique de cette scène nous prend littéralement à la gorge. On est encore une fois soufflé par la capacité du réalisateur à faire monter la pression pour mieux nous achever. La gestion de la foule, notamment, est assez incroyable.
Certains diront que The Age of Shadows est sans doute le film le moins fou de son auteur, qu’il fonctionne avant tout par séquence, et ils n’auront pas tout à fait tort, mais ces scènes fortes démontrent le talent du cinéaste pour livrer une œuvre ébouriffante de maîtrise, qui accroche le spectateur à son siège et n’oublie pas de divertir quand il le faut. Son élégance melvillienne de film noir et ses décors grandioses lui donnent, de surcroît, un cachet non négligeable. Certes Kim Jee-woon ne cherche jamais à dépoussiérer le genre, mais comme à son habitude, il rend un hommage vibrant à ses codes et les transcende à maintes reprises. The Age of Shadows confirme en tout cas le retour en force du réalisateur au sein de l’industrie cinématographique coréenne. On attend maintenant avec impatience son adaptation live du film d’animation japonais Jin-Roh.
En attendant une sortie française de The Age of Shadows au cinéma, que l’on espère rapide, vous pouvez voir ou revoir Le Bon, la Brute et le Cinglé, projeté ce dimanche 27 au cinéma Publicis dans le cadre de l’événement mensuel « Les dimanches en Corée ».
Nicolas Lemerle.
The Age Of Shadows de Kim Jee-woon, présenté au Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) 2016.