Cannes 2016 – carnet de bord 2 : Jeunesse cambodgienne sous les néons (Diamond Island de Davy Chou)

Posté le 15 mai 2016 par

La Semaine de la Critique nous a permis de découvrir le nouveau long métrage du réalisateur franco-cambodgien Davy Chou, intitulé Diamond Island. Touchant portrait de la jeunesse cambodgienne, Diamond Island est un film à découvrir et à ressentir. Texte de Elvire Rémand. Interview de Victor Lopez.

Ce nouveau film de Davy Chou reprend le même lieu que celui développé dans son court-métrage Cambodia 2009 et qui avait été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2014 : Diamond Island. On suit ici le jeune Bora, qui quitte son village natal pour travailler sur les chantiers de Diamond Island, île ultra moderne en construction. Il retrouve son charismatique et mystérieux grand frère, Solei, après trois ans sans nouvelles. Solei l’introduit dans l’univers excitant des jeunes classes aisées du pays.

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Le principal protagoniste de Diamond Island est bien l’île en elle-même. Reliée à Phnom Penh, elle a été envahie par divers promoteurs immobiliers qui y construisent hôtels de luxe et centres commerciaux. Un projet titanesque qui a besoin de main d’oeuvre. Cette main d’oeuvre, elle est jeune et pleine d’espoir, à l’instar de Bora et ses amis. A la fois lieu de travail pour ces jeunes de 18 ans arrivés dans l’espoir de s’élever socialement, Diamond Island est également leur lieu de vie. On les découvre évoluant sur les chantiers, dont les couleurs flashy rendent compte de l’irréalité de ces projets immobiliers, mais aussi dans leur intimité, leurs chambres, qu’ils partagent entre collègues et où ils parlent d’eux et de leurs rêves. Le soir, cette bande de jeunes traîne à la fête foraine, sous les néons des attractions. L’occasion pour eux de parler des filles et de la drague. Une grande partie du film se déroule la veille et le jour de la Saint Valentin. Tous les stratagèmes et les conseils sont bons à prendre, dans l’ombre de la fête foraine, parfois interrompue par les spots lumineux. Entre deux cigarettes, Bora y croise son frère aîné, qu’il n’a pas revu depuis des années. Le retour de ce frère, Solei, trouble Bora et ses aspirations : doit-il continuer à traîner avec sa bande de potes et essayer de séduire la jolie Aza, qui vit sur le chantier depuis qu’elle est née ou suivre son frère, fréquenter une autre fille d’une classe aisée et espérer s’élever socialement ?

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Davy Chou traite de cette adolescence malmenée par ses rêves de façon subtile et délicate. De simples scènes de conversation entre Bora et ses amis, ou de drague deviennent poétiques. Les chevauchées à moto à Phnom Penh, en vue aérienne, laissent un avant-goût de liberté. Les jeux de lumière, de mise en scène et de musique créent également une sensualité propice à la fin de l’adolescence. Entre les grues de chantier et le sol poussiéreux se dégagent les premières sensations du désir et de l’amour.

Elvire Rémand.

Entretien avec Davy Chou et les acteurs de Diamond Island

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Davy Chou

Nous t’avons laissé il y 2 ans à la Quinzaine des Réalisateurs avec Cambodia 2099, où tu nous disais restructurer ton long métrage autour de l’île de Diamond Island, que l’on découvre à la Semaine de la Critique. Est-ce que tu peux nous rappeler en quoi ce lieu a motivé ton envie de cinéma ?

C’était instinctif, visuel et plastique. Tous les étrangers que j’ai amenés sur l’île ont eu la même réaction, qu’ils aiment ou qu’ils n’aiment pas. C’est un lieu étrange, qui frappe. Ensuite, je voulais faire un film sur le Cambodge contemporain qui mettrait en scène la jeunesse des différentes classes sociales dans le cadre de la modernité au Cambodge qui se développe vite. En plus d’être un lieu très cinégénique, Diamond Island est le symbole parfait pour cette histoire-là.

Comment l’histoire familiale – fraternelle – s’est greffée sur cette géographie ?

C’est compliqué à dire. Le processus d’écriture est tellement long qu’on finit même par oublier un peu où est-ce qu’on en était. En 2012, le premier projet de scénario du film que j’avais écrit suivait deux amis, qui ressemblaient d’ailleurs un peu à Bora et Solei. Un avait gravi les échelons de l’échelle sociale et l’autre était resté en bas. C’était le début de l’écriture de Diamond Island. Pendant la grosse phase d’écriture du film, en 2014, il m’est apparu évident que ces personnages devaient être des frères et que quelque chose allait se jouer, pas juste une question d’amitié et de classe sociale mais une véritable histoire familiale, avec notamment la thématique du rapport à la mère.

Il y a une vraie dichotomie dans la manière dont tu filmes le village et la ville. Voulais-tu montrer les différences entre ces deux mondes ?

C’était intéressant de penser comment mettre en scène la campagne et la ville et qu’on n’allait pas utiliser le même dispositif ou avoir la même façon de filmer les choses. Sur Diamond Island, il y a aussi la recréation de la campagne par l’intermédiaire des camps où habitent les travailleurs. Il y a quelques scènes dans le film où on voit le personnage principal et ses amis qui traînent dans le camp ou sont dans leur chambre. En ayant passé pas mal de temps là-bas, on se rend compte que certains ouvriers sont installés depuis longtemps : un an, deux ans ou cinq ans. En vivant sur cette île et en travaillant à 100 mètres, le camp devient leur lieu d’habitation et ils recréent les conditions du village. C’était intéressant d’avoir différentes façons de filmer le camp, les chantiers mais aussi le jour et la nuit.

La temporalité du film est assez troublante. Comment l’as-tu travaillée ?

J’aimais bien l’idée d’unité de temps et de lieu en un moment, celui de la Saint Valentin. Je voulais aussi jouer avec la temporalité. On est sur un début et la scène qui suit se déroule trois mois après leur arrivée sur Diamond Island. Puis la veille et la journée de la Saint Valentin prend une bonne partie du film. C’était intéressant de jouer avec la temporalité sans pour autant l’indiquer à l’écran. Brouiller les indicateurs pour créer quelque chose de sensoriel et qu’on se laisse guider par le film en termes d’images, de sons et de sensations. J’ai aussi décidé de ne pas aborder la question du passé. J’ai beaucoup abordé cette thématique dans Le Sommeil d’or, qui s’intéresse à la question du cinéma cambodgien avant les Khmers rouges. Mais je ne voulais pas le faire sur ce nouveau film. Ce qui me frappe quand on regarde Diamond Island, c’est cette espèce d’amnésie qu’on trouve dans ce lieu. L’histoire tragique du Cambodge a fait que les jeunes ont une sorte d’insouciance et d’amnésie totales qui est parfois une volonté d’oublier. Mais parfois non car ils n’ont pas connu cette histoire mais veulent mettre sous le tapis tout ce que le pays a connu de tragique. Ils ont 18 ans, ils ont envie d’éprouver leur jeunesse loin de la tragédie. Cette absence de rapport au passé historique que l’on peut ressentir au Cambodge quand on traîne avec des jeunes, je voulais la mettre en scène.

Dans la description du mode de vie des jeunes, on sent un mélange entre des références cinéphiles ou pop culture et un sens de l’observation des gens et de leur histoire. Le cinéma se situe-t-il à la jonction des deux ?

Pour ce film, j’avais envie de tout mixer et de ne pas avoir peur de le faire. Par exemple, amener des références esthétiques étrangères au cinéma, comme le jeu vidéo, le clip, le manga. En terme de mise en scène, je ne voulais pas m’enfermer dans un dispositif. Dans ce film, le pari est de faire éprouver au spectateur l’ébullition sentimentale d’un jeune de 18 ans qui arrive de la province et qui se prend en pleine face cette modernité cambodgienne, il fallait donc trouver l’équivalent en termes visuels, plastiques et sonores. Il fallait être gourmand et mettre plein de choses

Dans la scène où l’on voit la bande de jeunes en moto qui déambule dans les rues, on peut penser à une scène d’Akira.

Alors, je n’ai pas vu Akira. J’ai surtout été influencé par les jeux vidéo pour la scène de vue aérienne des jeunes en moto, qui a été filmée avec trois drones. Quelque part, Diamond Island est une sorte de jeu vidéo. On a l’impression d’être libre mais on est quand même un peu commandé. Et c’est ce qui arrive au personnage principal. Bora semble évoluer librement mais est quelque part télécommandé par son frère qui a la volonté de lui dicter à s’affranchir socialement. Tout le dilemme de Bora, c’est comment apprendre à pratiquer sa propre liberté et écouter ses propres désirs ou rejoindre son frère qui lui dresse un chemin tout tracé.

Ton film est donc sélectionné à Cannes. Tu es monté sur scène hier avec tes acteurs. Vous veniez juste de terminer la post-production. Comment s’est déroulée la sélection à Cannes ?

On était dans le rush total et j’hallucine encore d’être à Cannes alors qu’il y a 5 jours, on était encore en mixage. Le film s’est tourné s’est tard par rapport à d’autres films sélectionnés à Cannes. On l’a tourné en décembre-janvier parce que la préparation a pris du temps. Il fallait qu’on prépare les acteurs et, du coup, on n’était pas prêt à tourner avant. Et en termes de climat, c’est aussi mieux de tourner à cette période de l’année au Cambodge. Donc on a fini le tournage fin janvier. Et la sélection à Cannes s’est passée début avril, il me semble, donc on a juste eu deux mois de montage. J’ai longtemps cru qu’on ne serait pas prêt. Puis les choses se sont décantées à un moment. On a donc envoyé le film à la Semaine de la Critique ; on a été dans les derniers à envoyer un film. Il a été choisi assez rapidement et c’était génial. Mais tout ça est devenu concret donc il nous fallait finir le film. Et il nous restait un mois pour le finir. Ça a été la course pour finir le montage image et le montage son qui avait à peine commencé. Je tire mon chapeau au sound designer Vincent Villa parce qu’il a fait un travail titanesque. On était complètement dans le tunnel, à bout de course et de montrer le film maintenant alors qu’il a été fini il y a 5 jours… cela donne une impression d’un instantané. Le film est fini et tout d’un coup il est offert aux spectateurs.

 

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Sobon Nuon (Bora)

 

LES ACTEURS DE DIAMON ISLAND

Comment avez-vous rencontré Davy Chou et qu’est-ce qui a motivé votre décision d’accepter sa proposition de jouer dans Diamond Island ?

Sobon Nuon (Bora) : J’ai rencontré Davy  lors du casting et je ne pensais pas du tout être pris pour faire le film avec lui.

Vous vouliez donc être acteur ?

En fait, j’ai même passé plusieurs fois le casting… Mais à force, je ne voulais plus revenir : j’étais trop stressé et voulais absolument savoir si j’étais pris ou pas. En plus, je ne disais pas à ma famille que je passais le casting.

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Madeza Chhem (Aza)

Et vous, Madeza ?

Madeza Chhem (Aza) : Au départ, je n’y croyais pas trop. Je trouvais ça étrange qu’un réalisateur puisse venir chercher des comédiens dans la rue (ndr – la plupart des comédiens du film sont non-professionnels, et Davy Chou a fait un casting sauvage pour les trouver). Je pensais que c’était un mensonge.  Et j’ai donc refusé.

Comment est-ce que Davy vous a convaincue ?

Ce fut très difficile pour lui de me convaincre. Je suis quand même allée passer le casting une ou deux fois, mais même après plusieurs essais, j’avais pas mal de doutes… Je n’étais pas vraiment convaincue qu’il allait me prendre non plus. Finalement, je me suis dit que s’il insistait tellement, c’est qu’il a vraiment envie que je tourne dans le film. Une fois que c’était d’accord, nous avons répété pendant deux mois. Une fois le tournage fini, je me suis dit que c’était terminé, et je n’aurai jamais imaginé venir un jour jusqu’en France.

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Cheanick Nov (Solei)

Cheanick Nov (Solei) : J’ai d’abord rencontré Davy à Battambang. Au départ, j’ai passé le casting pour le rôle de Bora. Mais je n’ai eu aucune nouvelle. Je devais venir en France et quelques jours avant mon voyage, j’ai eu des nouvelles de Davy, qui m’a rappelé pour passer le casting de Solei.

Davy Chou : Mais en fait, la première fois que j’ai vu Cheanik, c’était dans une galerie d’art où il exposait ses peintures. C’est un artiste que je connaissais de réputation mais je ne l’avais jamais rencontré.  Il semblait tout droit sorti de Wassup Rockers de Larry Clark. Je lui ai montré des photos du film et on s’est un peu parlé. C’est à ce moment-là que je me suis dit que ce serait intéressant de le caster.

Apparemment, certaines de vos histoires ont inspiré Davy Chou, qui s’est référé à votre quotidien pour modifier son scénario. Avez des exemples de choses de votre vie que vous avez pu retrouver dans le film ?

Cheanick Nov (Solei) : On discutait beaucoup avec Davy avant le tournage et on lui parlait de notre vie et de notre vécu. Il nous demandait de beaucoup penser à notre quotidien et à notre vraie vie. Par exemple, dans la scène où mon personnage parle avec Bora de sa mère, à ce moment-là, je pense à ma vraie mère qui vit loin. C’est comme ça que j’ai pu imprégner mon émotion sur cette scène.

Il y a donc eu 2 mois de répétition. Mais ensuite, est-ce que Davy était très directif sur le tournage ou vous laissait-il improviser ?

Davy prépare les scènes d’un point de vue technique et ensuite, il nous laisse jouer de la façon la plus naturelle possible. Il nous laisse la liberté de jouer naturellement.

Madeza Chhem (Aza) : D’une manière générale, il nous laissait assez libre. Quand par exemple, on avait du mal à dire certains dialogues, on lui proposait une autre version et lui demandait s’il était possible de tourner la phrase autrement.  De ce côté-là, on peut discuter avec Davy.

Davy Chou : Mais qu’a tu ressenti quand je te demander de tourner 10 ou 20 fois une scène pour une intonation ? Même quand il s’agissait d’une phrase comme « on y va » ?

Madeza Chhem (Aza) : Ça allait, même si c’était un peu embêtant, je m’amusais bien.

Et vous  Sobon ?

Sobon Nuon (Bora) : Dans certains dialogues, nous avions quand même la liberté de changer les phrases pour que ce soit plus fluide pour nous.

Davy Chou : Ce qui était très important pour moi, c’était d’avoir une intonation de voix ou de sentiment très précise, et je les ai beaucoup repris là-dessus sur le tournage. On a pu faire une simple phrase 20 fois avec Madeza. Au bout d’un moment, elle n’en pouvait plus, elle m’envoyait des regards assassin dès qu’on disait « Coupez ! ». Mais ce n’est pas mon imagination : cette intonation, je la connaissais bien car je l’avais repérée en répétition, en passant du temps avec eux. Mon but était de trouver un naturel que je savais être en eux et que parfois on le perd sur le tournage à cause du stress. Tout l’enjeu était d’aller chercher ce naturel, ce qui veut parfois dire de faire 20 prises juste sur une phrase.

Madeza Chhem (Aza) : Des fois, on peut oublier des choses et c’est parfois agaçant d’avoir à faire les choses autant de fois. C’est sûr que j’étais très énervée alors !

Sobon Nuon (Bora) : Oui, c’était parfois compliqué de retrouver ce que l’on avait fait en répétition.

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Diamond Island de Davy Chou. France-Cambodge. 2016. projeté à la Semaine de la Critique, Festival de Cannes 2016. Sortie en France en décembre 2016.

Remerciements à Davy Chou, Chloé Lorenzi et Pauline Gervaise.

Propos recueillis le 14/05/2016 à Cannes par Victor Lopez.

Photos de Elvire Rémand.