L’œuvre de Hani Susumu prend racine dans le documentaire. De sa rencontre avec des enfants en classe ou des animaux en cage naîtra un style novateur, basé sur un sens de l’observation particulièrement subtil, qui lui permettra de dépasser son domaine de formation pour s’épanouir dans le monde de la fiction.
Avant-propos
Le moins que l’on puisse dire à propos de Hani Susumu, c’est qu’il semble être aujourd’hui un cinéaste oublié. On le considère pourtant comme l’un des précurseurs, et peut-être le plus influent, du renouveau du cinéma japonais entamé à la fin des années 50. En France actuellement, aucun de ses films n’a encore fait l’objet d’une édition DVD. Il faut dire que même au Japon, seuls quelques titres ont pu connaître cette chance.
J’ai écrit ce dossier suite à la rétrospective qui lui a été consacrée au cinéma « Ciné Nouveau », à Ôsaka, et qui s’est tenue du 13 juin au 3 juillet 2015. N’ayant pas eu l’occasion de découvrir l’ensemble de sa filmographie, j’ai dû faire l’impasse sur certaines œuvres. C’est pourquoi les documentaires de la première période La Mer est vivante (Umi wa ikiteiru, 1958) et Le Temple Hôryûji (Hôryûji, 1958), les fictions Les Enfants main dans la main (Te wo tsunagu kora, 1964), La jeune Mariée des Andes (Andesu no hanayome, 1966) et Aido (Aido, 1969), ainsi que les derniers documentaires Promesse (Yogen, 1982) et Histoire : l’ère de la force nucléaire (Rekishi : kakukyôran no jidai, 1983) ne sont malheureusement pas traités dans ce texte.
Les documentaires
Nous sommes quelques années après la fin de la guerre du Pacifique. Le pays a été ravagé par les bombardements. Le temps est à la reconstruction, tant sur le plan matériel que moral. Il s’agit de relancer l’activité économique et sociale du pays, de lui donner un nouveau souffle et de repartir sur de nouvelles bases. C’est dans ce contexte qu’un jeune cinéaste, Hani Susumu, né le 10 octobre 1928, réalise ses premiers courts-métrages.
L’Eau et la vie (Mizu to seikatsu, 1952), le premier film de Hani Susumu, est tourné dans un village situé au bord de la mer intérieure du Japon. Le propos consiste dans une première partie à souligner l’importance vitale de l’eau de la rivière dans la vie quotidienne de ce village, loin du confort moderne des grandes villes du pays. Les premiers plans nous montrent des femmes puisant de l’eau à la rivière (certains de ces plans rappellent L’Île nue de Shindô Kaneto, réalisé quelques années plus tard) pour la ramener au village de manière à ce qu’elle puisse être utilisée par tout le monde et pour toutes sortes de tâches : l’agriculture, la lessive, la cuisine, la vaisselle, etc. L’eau se définit comme la plus précieuse ressource du village, elle apparaît également comme le trait d’union entre tous les habitants.
Une deuxième partie s’amorce : des expériences scientifiques démontrent, vues au microscope à l’appui, que l’eau de la rivière est un véritable foyer de bactéries dont certaines s’avèrent mauvaises pour la santé. Une solution existe : il s’agit de purifier l’eau afin évidemment de la rendre potable. Si les villes ont déjà accès à l’eau du robinet, une véritable politique de purification de l’eau et d’installation de conduites souterraines est encore à mener à la campagne, qui concentre encore à cette époque une part importante de la population japonaise.
Il est donc possible d’améliorer le cadre de vie des villageois grâce à de telles mesures – ce justement pour quoi le film s’engage. Améliorer les infrastructures revient dans l’optique du film à consolider les liens de la communauté. Précis et méthodique, le film accorde une grande attention aux gestes des villageois, à leur travail et à la façon dont celui-ci est accompli. Il s’agit pour le cinéaste de montrer la réalité de leur quotidien, de l’expliquer à l’aide de la voix off, pour espérer l’améliorer.
Un même engagement social est à l’œuvre dans les documentaires suivants. Soutenu par le Ministère de l’Éducation Nationale japonais par le biais de la société de production Iwanami, Hani s’intéresse à présent au rôle joué par l’école dans la politique de restructuration du pays.
Dans les trois documentaires qui suivent, le projet de Hani consiste à observer le comportement d’enfants pendant leurs heures de classe. Des Enfants en classe (Kyôshitsu no kodomotachi, 1955) s’ouvre sur le jour de la rentrée. Les enfants se montrent turbulents et n’écoutent pas l’institutrice qui exerce son métier pour la première fois. Les enfants bavardent, un tel pose son pied sur la table, un autre fait semblant de fumer avec son crayon, etc. En passant dans une autre classe, on découvre des enfants, intimidés par un maître particulièrement strict, n’osant pas lever la main. On en déduit logiquement une certaine influence des instituteurs sur le comportement des élèves.
Rapidement, deux sortes d’enfants se dessinent : les premiers se montrent plein d’énergie, les seconds semblent renfermés. Quand tous les enfants lèvent la main pour répondre à une question, un garçon, par exemple, n’ose jamais lever la sienne. Dans la cour de récréation, une fille reste seule à regarder ses camarades jouer ensemble. La voix off s’interroge, le film tente d’expliquer le phénomène. On suit dès lors la petite fille dans la rue jusque chez elle où l’on découvre que, n’ayant ni frère ni sœur, elle passe une partie de son temps libre sans avoir personne à ses côtés. Ses parents en effet rentrent tard de leur travail. On en conclut une influence du milieu familial sur les enfants. A noter que l’école choisie par Hani se situe, on le voit dans les tous premiers plans, dans un quartier populaire. Les habitants sont pour la plupart ouvriers. On aperçoit dans quelques plans d’ensemble des cheminées d’usines implantées à proximité de l’école.
Plus loin dans le film, les instituteurs organisent des activités en petits groupes dans lesquels on rassemble les enfants énergiques et les enfants réservés. Le film se propose d’observer les comportements des uns et des autres. Certains caractères parmi les plus forts tentent de commander leurs camarades, ou ont tendance à accomplir leur travail d’une manière individualiste. D’autres groupes, au contraire, dénotent une bonne ambiance. Ces enfants semblent heureux de travailler ensemble : on rit, on s’amuse. On retrouve les enfants timides dans de tels groupes qui, bien plus ouverts que d’habitude, finissent par accomplir un bon travail. L’expérience démontre l’influence des élèves les uns sur les autres.
Des enfants en classe, comme les deux films suivants, n’aborde à aucun moment la question des programmes scolaires ni les méthodes d’enseignement, mais se donne pour objet une observation minutieuse des liens qui se trament entre les enfants, les diverses influences dont ils font l’objet et les possibles changements de comportement de leur part. L’école est non seulement présentée comme un lieu de formation à la vie sociale et collective, mais aussi et surtout comme un lieu d’épanouissement individuel, de formation de la personnalité.
Des enfants qui dessinent (E wo kaku kodomotachi, 1956) est filmé dans la même école que Des enfants en classe mais présente des enfants différents et plus petits (on a affaire ici à des enfants de première année d’école primaire alors que le précédent film observe des enfants de deuxième année). Le film reprend la même démarche que le précédent – à savoir l’observation du comportement général et particulier des enfants pendant la classe, soumis à diverses influences – tout en en approfondissant certains points. Premièrement, le film s’inscrit dans une durée plus précise, Hani a suivi la classe pendant la moitié d’une année scolaire, ce qui lui permet de mieux observer les changements dans l’évolution du comportement des enfants. Deuxièmement, le film se focalise exclusivement sur la classe de dessin, le cinéaste se voit donc en mesure de tenir compte de l’expressivité des enfants et d’observer au plus près les changements survenus quant à leur personnalité. Aussi précis et méthodique que L’Eau et la vie, le film se présente comme une sorte d’expérience de psychologie sociale.
Comme dans Des enfants en classe, on relève d’emblée deux catégories d’enfants : les uns se montrent enjoués et dynamiques, les autres timides et réservés. A la fin de la première leçon de dessin, tel enfant rend à l’instituteur une feuille blanche, tel autre une petite maison triste et isolée, tandis que leurs camarades livrent des dessins élaborés et expressifs. On suit de nouveau l’un des enfants jusque chez lui pour découvrir que ses parents consacrent toute leur journée à leur travail et passent très peu de temps avec lui. Si l’enfant peine à s’exprimer à l’école, c’est qu’il ne dispose à proprement parler que d’un très faible espace de communication.
Au cours de l’année, on suit différentes activités menées par l’instituteur : une sortie au zoo et une autre au bord de la rivière – chacune de ces sorties donne l’occasion aux enfants de réaliser de nouveaux dessins –, un atelier pâte à modeler et un autre consacré au dessin à l’encre sur plaque. On constate que le rôle de la leçon de dessin consiste à enrichir l’expressivité des enfants à l’aide d’une large palette de moyens pédagogiques. Le cinéaste profite par la suite de certains incidents survenus pendant le tournage pour étayer son propos : après être arrivée bonne dernière à une course dans la cour de récréation, une fille réalise un dessin sur lequel Hani s’attarde quelque peu pour y chercher la forme que celle-ci donne à sa frustration. On y voit peu de couleurs, quelques formes maigres et clairsemées. Plus tard, l’instituteur invite deux garçons qui viennent de se battre l’un contre l’autre à exprimer leur colère en dessinant directement au tableau les plus larges figures possibles. L’école que découvre ainsi Hani se conçoit comme un espace d’expression, voire un exutoire. Il s’agit de permettre aux enfants d’extérioriser tout ce qu’ils peuvent avoir sur le cœur.
Vers le milieu de l’année, après avoir été encadrés et encouragés par leur instituteur, les enfants solitaires finissent par sortir de leur coquille et réaliser des dessins bien plus riches et élaborés, qu’ils sont alors autorisés à accrocher devant toute la classe. On constate une fois de plus que l’influence du groupe se montre prépondérante dans le développement individuel des enfants : un bon environnement de travail et un soutien continu contribuent à favoriser l’essor des capacités d’expression.
Hani met en valeur les dessins effectués tout au long de l’année en les filmant en gros plan, en détails et en couleurs. Certains enfants paraissent en effet plus sensibles à la beauté, aux proportions et aux coloris que les autres. Si l’école permet de consolider l’expressivité de tout un chacun, elle peut également donner l’occasion aux plus talentueux de développer de véritables capacités artistiques.
La Classe de jumeaux (Souseiji gakkyû, 1956), le troisième film d’école de Hani a la particularité d’être tourné dans un établissement dont les élèves sont tous des frères et sœurs jumeaux. L’occasion permet au cinéaste d’observer au plus près les éventuelles divergences dans le développement individuel des enfants en comparant leur comportement en classe. Le film s’appuie sur la même méthode que celle des deux films précédents. Hani brosse le portrait de plusieurs élèves tout en se focalisant sur deux sœurs jumelles en particulier.
La problématique du film consiste à se demander si le développement psychologique d’un enfant tient dans sa plus large mesure à des conditions naturelles ou à son environnement immédiat. Hani remarque dans un premier temps que, pour une identité génétique similaire, les enfants jumeaux accusent néanmoins un certain nombre de différences quant à leur comportement. Les deux filles que le cinéaste suit à l’école comme dans leur foyer réagissent de manière antagoniste aux différentes situations présentées (comportement en classe, dans la cour de récréation, réactions avec leurs amies, avec leurs parents). Si l’une se définit par un caractère ouvert et spontané, l’autre se montre bien plus réservée et mélancolique. La première a su se constituer un réseau d’amies avec lesquelles elle peut partager ses émotions, tandis que la seconde n’exprime son ressenti qu’avec sa propre sœur.
L’explication d’un tel décalage tient au fait que la seconde enfant a traversé une longue période de maladie qui a retardé sa croissance et l’a isolée des enfants de son âge. De mêmes différences de comportement, moins accentuées certes, sont également observées parmi les autres jumeaux de la même classe. Le film vise par là à souligner l’individualité de chacun de ces enfants. L’histoire personnelle et la relation avec les autres semblent bien plus peser dans leur développement que leur propre identité génétique. Le film tient donc à démontrer que l’identité d’un individu se construit au cours de l’enfance dans son lien avec les autres et dans son rapport avec le monde, et que nul ne nait avec une personnalité prédéterminée, toute armée et casquée.
Employant les mêmes outils qu’un psychologue pour enfants, Hani propose aux deux sœurs jumelles, à la fin de son film, de réaliser des dessins autour de mêmes sujets (« Dans quelle maison voudrais-tu vivre plus tard ? », « Quelle famille aimerais-tu avoir plus tard ? »), afin de mieux cerner leurs divergences quant à leur représentation respective de leur avenir. On constate alors que la fille plus réservée a pour principal désir la conservation de son foyer, et peine à imaginer un monde différent de son environnement actuel. Sa sœur, quant à elle, rêve d’un monde situé au-delà de ses référents immédiats et tend à idéaliser sa vie future.
Le rôle de l’école, tel que Hani le conçoit dans ces trois documentaires consiste, par le biais d’activités telles que le dessin, à donner aux enfants le moyen de s’exprimer individuellement et à favoriser le contact et le rapprochement des uns avec les autres. En d’autres termes, il s’agit d’offrir aux élèves un espace de communication dans lequel il leur est possible, grâce à un encadrement personnel, de se constituer une identité claire et marquée, afin d’assurer leur avenir sur des bases solides.
Si les films d’école de Hani ont trait avec les méthodes pédagogiques par lesquelles on parvient à éduquer un enfant tout en le laissant s’épanouir, le documentaire Le Journal d’un zoo (Dôbutsuen nikki, 1957), par un curieux rapprochement, aborde quant à lui les méthodes d’apprivoisement des animaux sauvages.
Tourné dans le zoo d’Ueno, à Tôkyô, le film se découpe en deux parties. On nous présente d’abord certains animaux représentatifs du zoo (lions, éléphants, singes, hippopotames), tout en rappelant que ceux-ci sont, à l’origine, des animaux sauvages capturés en Afrique (un plan de chasse dans la savane ouvre le film), pour découvrir les conditions dans lesquelles ces mêmes animaux vivent actuellement (les cages, les locaux). On passe par la suite aux employés chargés de s’occuper d’eux : on les voit au travail, en réunion, de retour chez eux le soir en famille. L’attention se focalise sur le comportement des premiers comme des seconds. Il s’agit tout d’abord de montrer les gestes, d’expliquer la façon dont le travail est effectué, pour ensuite s’intéresser aux résultats, à la manière dont les animaux s’adaptent ou non à leur captivité. Le film se montre particulièrement riche en détails : Hani scrute les réactions des animaux à différents moments de la journée (au réveil, pendant les heures d’ouverture, aux heures de repas, aux heures de soin, dans leur sommeil) et au gré des changements climatiques (sous la pluie, sous la canicule). L’observation, enrichie par la voix off, se veut, comme dans les précédents films, rigoureuse et d’une précision quasi scientifique.
Dans un second temps, le film s’intéresse aux animaux nés non plus en Afrique mais dans le zoo et auxquels les hommes s’appliquent à donner une éducation. Hani semble chercher à comprendre les procédés par lesquels un petit animal, a priori dangereux, est à même de devenir un être doux et paisible. On suit ainsi, sur une période de plusieurs mois, un lionceau et un petit hippopotame. Le film révèle les gestes effectués au jour le jour, puis progressivement les résultats obtenus. Les dernières séquences du film montre le lionceau faire la connaissance d’un cochon, de poules, d’un lapin et d’un chien avec lesquels il va jouer et dont il imite le comportement.
On comprend que Hani cherche dans le zoo ce qu’il a préalablement découvert à l’école. Les animaux comme les enfants ne sont ni bons ni mauvais en soi. Leur comportement reflète en réalité une identité qui peu à peu s’est forgée au gré de diverses influences dans un milieu donné. Le lien avec les autres, ici le contact des animaux entre eux et avec les employés, se définit comme une valeur déterminante quant au bon équilibre de leur comportement. Une assistance et un soutien continus sont nécessaires afin de parvenir à de bons résultats. Une séquence, celle de la canicule, rapproche par ailleurs le comportement des animaux et celui des enfants venus les découvrir : un montage parallèle compare leurs gestes (manger, faire la sieste), comme pour mieux souligner le peu de différences qui dans le fond séparent les mondes humain et animal, au point de ne plus savoir qui se situe exactement derrière les barreaux.
Pendant ses premières années d’activité documentaire, Hani Susumu a su élaborer un style caractérisé par une forte curiosité et une excellente rigueur d’observation. Le talent du cinéaste s’explique par sa capacité à être à l’affût de ce qui se passe tout en pressentant ce qui pourrait se passer, de façon à pouvoir enregistrer le bon comportement au bon moment. Le réalisateur évite de se référer à la moindre théorie préalable et préfère se tenir aux seuls faits afin de mieux les faire parler ; c’est la raison pour laquelle ses films présentent un aspect particulièrement vivant. Hani semble animé du désir de montrer la réalité des choses pour mieux instruire et faire comprendre. Ses films relèvent en ce sens d’un cinéma engagé, mais non militant, au nom duquel le cinéaste participe à la collectivité et œuvre pour elle.
Les premiers films de Hani ont été longtemps considérés comme des modèles dans le genre documentaire au point d’être reconnus internationalement (Des enfants qui dessinent remporta le prix Flaherty) et de dépasser leur visée pédagogique initiale. C’est ainsi que Hani Susumu, à la fin des années 50, se voit tenu pour un cinéaste des plus prometteurs. Après ces années de formation, le temps est venu pour lui de se livrer à des projets plus ambitieux en se tournant vers le long-métrage.
Nicolas Debarle.
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