De quoi parle ce film ? D’abord, il ne parle pas, il chie voire conchie. Ensuite, il met tout le monde à l’amende. Puis, il déverse sa boue, ses excréments et son sexe et le tout se déroule dans un monde (ré)inventé. L’auteur ? Feu Alexeï Guerman. Conclusion ? Un chef d’œuvre, bien évidemment.
Ce film a deux histoires. Son synopsis et son tournage.
D’un côté, le récit.
Imaginez un monde où la féodalité ne s’est jamais barrée. Imaginez toujours que le noir et blanc n’est plus une couleur poétique, mais une punition sans doute divine. Imaginez encore que les intellectuel(le)s, ceux ou celles qui aiment ressentir puis mettre un mot ou deux sur cette expérience, sont devenus des persona non grata. In fine, imaginez un Terrien envoyé en renfort sur ce monde de science-fiction, pour tenter d’apporter une solution à ce quotidien aussi méticuleux dans sa médiocrité que beau dans ses grossièretés. Imaginez puis entrez dans la salle. Le film va débuter.
De l’autre, le tournage.
13 ans d’aller-retour, de copier-coller et de prises de têtes. Derrière la caméra, un mec actif. Pas beaucoup de films à son compteur, mais des tonnes de rêves et de dictions. Il se nomme Alexeï Guerman. Il est russe. Et parfois il est cinéaste. Souvent on le lui a reproché. De ne pas être que russe, mais de croire que ses rêves pouvaient devenir réels. Le hic ? C’est qu’il est (trop) tenace aux yeux de certains quitte à s’allier avec le Temps. De 1967 (Sedmoï spoutnik aka Le Septième compagnon, son premier film) à l’année 2013, six de ces rêves sont devenus films. Entre censure, perdition et retour à la vie, Guerman n’a jamais cessé de filmer. Parfois sans pellicule, avec un stylo ; parfois sans stylo, avec des mots ; parfois sans les mots, avec le regard. Réunissez les trois, et vous obtenez le processus de création made in Guerman. Vous obtenez aussi Il est difficile d’être un dieu.
Ce film, il faut le revoir. Trois fois sans doute. Rien que pour cerner le synopsis. Rien que pour être certain de la symphonie visuelle et cacophonique rarement subie dans le cinéma. Rien que pour être persuadé de la monstruosité filmique qui s’est étalée devant nos yeux, le temps d’une coucherie utile. Deux heures et cinquante minutes plus tard, on emballe et on jouit. On ne fait que ça. Sous peine de mourir, de partir et de ne plus exister. Car tout est affaire de « sens », tout doit être vu, senti, touché, caressé, jeté, baisé et frappé. Tout doit être redéfini afin de renaître. Avec Guerman, on revient à l’origine. On sent la merde autour de nous, on se perd dans les méandres d’un scénario dont Guerman a lâché prise depuis belle lurette, depuis que le générique s’est ouvert sur des paysages chaotiques où le néant s’est étalé. Sans sommation. Sans conséquence. Sans bruits et fureurs.
Après ? Reste le spectateur et Guerman. Face-à-face terrible car névrosé. Guerman refuse(ra) de faire des concessions. Les personnages ? Il y en a des tonnes. A vous de prendre ceux qui vous intéressent. La construction du récit ? Un puzzle. Cherchez les morceaux et faites-vous votre propre histoire. La mise en scène ? Désespérée. Guerman ne tourne jamais autour du pot, prend un peu de littérature (film adapté du bouquin éponyme d’Arcadi et de Boris Strougatski déjà responsables d’un autre roman, Stalker), saupoudre son film de relents antimilitaristes, anti-dictatures, anti-conneries e somme et finit par tout nettoyer d’un revers de main, en se basant essentiellement sur la chair, sur cette ambiance foutraque qui galvanise le roman. Le film prend un coup de trique et ne va jamais retomber sur des dialogues poussifs voire des séquences lourdaudes où la charge politique serait le fer de lance. Guerman est plus intelligent car il croit aux désirs du spectateur, cette entité malade et dépressive, qui a besoin qu’on le hisse un peu. En cela, Guerman plonge son Terrien (et nous avec) dans un maelström de sentiments, dans une cour des miracles où chacun des protagonistes aura la foi irrévérencieuse.
Que reste-t-il au final ? Un film empirique où les gens sont « affreux, sales et méchants », où la féodalité a des goûts de déjà-vu avec notre contemporanéité, où rien n’est anachronique, juste surréaliste et surtout où chacun a ses raisons dans ce monde bigarré. Et le cinéaste ? Il est venu, a vu et s’est barré. Pour de bon.
Alexeï Guerman est décédé en 2013. Le film est né dans la foulée. Le cinéaste est mort, vive le cinéma !
Samir Ardjoum
Il est difficile d’être un Dieu d’Alexeï Guerman. Russie. 2014. En salles le 11/02/2015.