Hommage à Alain Resnais : Hiroshima mon amour

Posté le 25 mars 2014 par

Hiroshima mon amour. Hiroshima. Mon amour. Sans virgule pour atténuer la violence de la collision. Le choc entre des mots que rien ne pouvait plus associer. L’horreur de la guerre avec le sentiment amoureux dans un oxymore devenu légende. Que l’on ait vu ou non le film d’Alain Resnais, le nom d’Hiroshima aujourd’hui porte dans la mémoire collective autant les stigmates de la bombe atomique que la sonorité de l’amour. Et de la même manière, le cinéma et son histoire, depuis 1959, portent la cicatrice d’un film qui annonçait une nouvelle ère, appelée la modernité cinématographique par opposition à l’âge classique. Pour son premier long métrage, Alain Resnais ouvre alors une brèche avec un film qui ,plus de cinquante ans plus tard, a nourri et nourri encore  grand nombre d’interrogations et d’interprétations sans jamais rien enlever à l’aura de mystère qui entoure l’œuvre. Et pourtant, ces quantités de débats, de livres, de réflexions et de critiques rendent particulièrement difficile une lecture autonome et subjective de Hiroshima mon amour. Car ces diagnostics critiques sont en quelques sortes devenus aujourd’hui préexistants à l’œuvre et la bataille est rude en tant que spectateur pour s’en tenir en premier lieu à son ressenti, plutôt que d’assister  en observateur au déroulé d’une œuvre figée dans l’illustration d’une pensée théorique.

Hiroshima Mon Amour Affiche

Car on a tout dit sur Hiroshima mon amour. Sur sa genèse d’abord.  On a dit qu’Alain Resnais, pour bénéficier des Yens d’une production japonaise, devait écrire un film sur la bombe atomique avec des éléments français et japonais. Mais on a dit aussi que le réalisateur voulait éviter de refaire un film qu’il avait déjà fait, à savoir Nuit et Brouillard, mais cette fois sur le thème de la bombe atomique. Le cinéaste disait déjà à propos de Nuit et Brouillard qu’il ne voulait pas faire un monument aux morts ; il ne voulait pas faire un film sur le passé mais sur l’avenir. Problème qu’il a résolu en réalisant un film dans lequel il se servait du cinéma pour fabriquer de la mémoire afin de questionner le présent. Cette question là de la transmission, on la retrouve d’ailleurs dans plusieurs courts métrages qu’il réalise dans les années cinquante, avec  pour thème la lutte contre l’érosion du temps et du savoir (Toute la mémoire du monde) ou la déperdition, vouée à la disparition, de l’art africain (Les statues meurent aussi, coréalisé avec Chris Marker). Alors Alain Resnais, pour éviter l’écueil, a l’idée de confier le scénario à Marguerite Duras. A eux deux ils décident de faire de Hiroshima et de la bombe atomique un arrière-plan propice à une histoire d’amour, de superposer la petite histoire à la grande histoire, le petit h devant le grand H, celui de la bombe atomique. La grande idée repose sur la correspondance entre catastrophe atomique et drame amoureux, dont les lamentations sur la pauvreté de la mémoire mettent les deux aventures sur le même plan, proposant une leçon de relativité née de l’effacement du drame collectif par le chagrin individuel.

Hiroshima mon amour

Cette mise en balance permet au cinéaste de questionner la mémoire et le souvenir, en créant des ponts entre mémoire collective et mémoire individuelle, les personnages – la Française et le Japonais, s’interrogeant l’un l’autre dans un dialogue déréalisé, parcourant ensemble le chemin d’une méditation sur la mémoire. Alors que la première partie du film fait état de l’échec de la mémoire qui ne saisit rien de ce qu’elle croit retenir, la seconde rompt la monotonie des souvenirs fabriqués. La récitation laisse ainsi place au dialogue et les hésitantes imprécations quasi bibliques consacrées au bombardement et son recommencement « c’est certain » s’effacent devant l’évocation personnelle. La mémoire sollicitée devient à présent individuelle et affective, qui aura finalement raison de celle de l’Histoire. En faisant cette bascule, le cours des choses n’est plus linéaire, et les notions de passé présent et avenir sur lesquelles étaient construits le monde et les histoires jusqu’à présent sont renvoyées à l’âge classique. Le monde n’est plus le même après Hiroshima, il en ira de même pour les histoires après Hiroshima mon amour, qui nous renvoie au commencement du Nouveau Roman par exemple. Ici, le passé et le présent interfèrent, et les amants vivent simultanément les deux histoires d’amour, celle du passé et de l’Allemand mort, celle du présent et du japonais d’Hiroshima. Jusqu’à la perméabilité totale, quand l’amant japonais prend la place de l’Allemand en parlant pour lui à la première personne. La ville elle-même semble dédoublée, les plans de la ville de Nevers et d’Hiroshima s’intercalant, emprisonnant l’héroïne entre deux lieux, deux temps et deux histoires. Contrairement à ce qui arrive habituellement, c’est le passé qui finit par effacer le présent même si l’oubli reste plus fort que la mémoire. A la fin du film, quand pour la première fois le regard de la Française semble enfin se poser sur le monde auquel elle semblait jusqu’à présent invisible et qu’elle nomme son amant japonais Hiroshima, on se dit que peut être enfin elle peut reprendre place dans le cours du temps et avancer vers l’avenir. En tout cas on l’a dit.

Hiroshima mon amour

Car c’est a priori la lecture admise qui fait sens quand on replace Hiroshima mon amour dans son contexte. Mais cinquante cinq ans plus tard, quand on essaie d’oublier, quand on essaie de n’avoir encore rien vu et de se fier à ses sensations de spectateur neutre, on se dit qu’il n’y a pas d’avenir pour la Française et le Japonais. Qu’Hiroshima mon amour est une saute accidentelle dans le temps qui  a enfermé ses personnages dans des limbes en marge du monde, en marge du cinéma, condamnés à errer dans un monde en reconstitution. Peut-être sont-ils morts dans l’étreinte inaugurale et pétrifiée ? Et flottent-ils depuis  dans les rues et les lieux publics comme la caméra elle-même semble hanter ces lieux suivant de lents travellings. Cette caméra qui fait d’ailleurs détourner le regard des hommes et des femmes dans l’hôpital…  Peut-être ces fantômes se remémorent-ils un monde disparu, dans un mémoire d’apocalypse où la postsynchronisation flagrante semble remettre en cause la possibilité même d’un présent ? Les voix sont neutres et le ton monocorde, et la foule des survivants semble dans l’incapacité de communiquer avec nos héros. Ils hantent les ruines à contre courant, pas tout à fait partis mais plus vraiment là. On les regarde en spectateurs, perdus entre la mémoire et l’oubli depuis presque soixante ans, prisonniers d’un mythe muséifié.  A la manière d’Emmanuelle Riva nous pourrons répéter que nous avons vu Hiroshima. « Quatre fois » dira-t-on peut-être, à sa manière encore. Et pourtant, en retour, toujours une même phrase nous reviendra sûrement, « tu n’as rien vu ». Nous ne sommes pas prêts de libérer ces fantômes, nous n’en avons pas la possibilité, condamnés pour nous à rejouer leur drame, incapables d’oublier ni de se souvenir dans une sorte de rêve irradiant.

François Vacarisas.

À lire également : Hommage à Alain Resnais – À la revoyure (pas d’ « au-revoir » pour Resnais).