Souvent annoncé, longtemps repoussé, Black Blood, le chef-d’œuvre de Zhang Miaoyan arrive enfin en DVD le 2 janvier ! Pour bien commencer l’année, East Asia vous propose de vous replonger dans l’entretien réalisé par Bastian Meiressone à l’excellent Black Movie Festival de Genève l’an passé (et dont la nouvelle édition se tiendra du 17 au 28 janvier). Et Pour vous rafraîchir la mémoire sur le film avant de vous lancer dans cet entretien fleuve, vous pouvez lire notre dossier (le coup de cœur East Asia 2011, chez la distinguée concurrence).
Comment avez-vous découvert le sujet de Black Blood et pourquoi en avoir fait le centre de votre film ?
J’avais découvert l’histoire du sang contaminé il y a de nombreuses années et cela m’avait beaucoup impressionné. J’avais à l’origine un autre récit en tête, et celui du film ne devait être que l’arrière-plan d’une histoire plus puissante. Mais cela fut extrêmement difficile à mettre en place et j’ai donc opté pour cette narration très simple, avec deux personnages et demi (l’enfant n’est venu que pour quelques prises). Je pense que c’était la meilleure option.
Vous avez opté pour ce choix car vous vouliez d’abord maîtriser la technique, vous perfectionner ?
Non, j’avais en tête un autre film mais je préfère ne pas trop en dire pour le moment (ndlr : il s’agit de son prochain projet). Pour en revenir à Black Blood, c’est surtout que j’avais besoin de financement, et ce n’est pas facile à trouver avec un tel sujet. Ce n’était vraiment pas évident à faire, mais heureusement, j’ai quand même réussi à venir à bout de cette entreprise.
La photographie du film est vraiment très forte. Quels ont été vos choix en termes de lumière et d’image ? Avez-vous par exemple utilisé un story board ?
Non, je n’utilise pas de story board. En fait, comme je suis peintre, je visualise plutôt les images dans ma tête. J’ai aussi besoin de tourner très vite. La vitesse implique des décisions rapides. Je crois que la simplicité est difficile à retranscrire…
Combien de temps a duré le tournage ?
21 jours. Mais j’avais prévu deux mois. Il m’a donc fallu aller très vite et de la manière la plus efficace possible. Et j’ai réussi à tenir le rythme. Ce fut particulièrement délicat avec les scènes incorporant la grande muraille : j’ai dû tout faire en une matinée !
Pourquoi avoir opté pour le noir et blanc ?
C’est plus cinématographique. Ça donne une impression de pureté, de simplicité, et la couleur ne collait pas. Et le noir et blanc, c’est ce que j’appelle du vrai cinéma artistique (rires). C’est aussi l’influence de la peinture chinoise traditionnelle : on y trouve beaucoup d’espaces vides, un contraste très important, avec un résultat très simple, presque dénué de couleurs. C’est très riche : il y a une impression de plat, mais on ressent par exemple la distance, la profondeur… C’est à cela que j’aspire. La peinture traditionnelle me donne beaucoup de ressource.
Est-ce exact que vous enseignez la calligraphie ?
Seulement de temps à autre. Je fais surtout de la peinture à l’huile.
Est-ce que cela vous aide pour composer les plans ? Comment organisez-vous vos compositions à l’écran ? Est-ce que tout est préparé à l’avance ou bien improvisez-vous avec le décor ?
En fait, nous voyageons beaucoup car nous avons besoin d’être mobile. C’est lors de ces déplacements que je pense à l’histoire, aux personnages, et à la manière de les filmer. Je n’arrête d’ailleurs pas de changer le scénario. Il y a d’ailleurs pas mal de scènes que mon acteur ne voulait pas tourner, dont la dernière ! Je n’avais donc pas d’autre choix que de trouver une autre fin !
Vous vous devez maintenant de nous dire la fin que vous aviez en tête alors…
La première version était assez ridicule et on a eu une dispute importante avec l’acteur, et finalement, j’ai dû écrire une fin différente. Et on est tous les deux satisfait de cette version. C’est une bonne fin !
Alors vous n’allez pas nous raconter la première version ?
En fait, il y a plein de versions différentes, mais elles doivent rester secrètes…
Ne craignez-vous pas, en travaillant l’esthétique du film de manière aussi importante, que le sous-texte politique apparaisse moins clairement au public qui se focaliserait plus sur la beauté du film ?
Pendant le tournage, nous écoutions la radio tous les jours. Au début, je ne faisais pas trop attention à cette actualité, mais j’ai fini par y prêter attention et c’était très intéressant. Et j’ai fini par utiliser ces éléments dans le film. Ainsi, je comprends par exemple que cet élément puisse distraire le public, mais pour un chinois, c’est un élément quotidien, un bruit de fond qui fait partie du décor.
Tous les messages du film viennent donc vraiment de la radio ?
Oui, pendant le tournage…
Pouvez-vous parler du financement du film : qui l’a produit ? Combien a-t-il couté ?
Tout d’abord, mon premier film, Xiaolin Xiaoli a reçu un prix au Black Movie Festival, grâce auquel j’ai pu commencer la pré- production de Black Blood.
Vous avez reçu combien ?
Je crois que c’était environ 5 000 dollars. Mon producteur français (ndlr : Arizona Films) m’a alors beaucoup aidé. Et pour la post- production, nous avons reçu l’aide de Rotterdam (ndlr : Hubert Bals Fund).
À combien s’élevait le budget global du film ?
Je n’ai pas vraiment compté, mon producteur doit le savoir (rires).
Dans quelle région avez-vous tourné ?
Nous avons tourné dans le désert de Gobi. C’était au nord-est, à l’extrémité de la Grande Muraille. Dans la Chine ancienne, c’était un endroit très prospère, mais tout a disparu car l’environnement a changé. Les ressources naturelles, y compris l’eau, se sont épuisées. Les gens n’ont pas fait attention à l’environnement et ont pillé les ressources jusqu’à épuisement complet. C’est un vrai désastre.
Pourquoi ne pas avoir tourné cette histoire dans la région de Henan où le scandale du sang contaminé a réellement eu lieu ?
C’est impossible de filmer là. Les habitants sont maintenant très méfiants et si l’on ne fait pas parti d’un village, ce n’est même pas la peine d’espérer les approcher.
La Grande Muraille de Chine occupe une place très importante dans le film. Pourquoi ?
30% du film se déroule auprès de la Grande Muraille. Dans la première scène, il s’agit de la véritable Muraille. C’est un élément très important dans la culture chinoise qui m’a toujours fasciné. La région du nord-est a donc dramatiquement changé depuis l’époque de la Grande Muraille, et ses ruines symbolisent ce contraste. À l’origine, la Muraille protégeait des étrangers, mais sa signification a maintenant bien changé…
Que symbolisent les scènes en couleur représentant l’usine : est-ce une forme de menace ou un rêve de modernité pour le paysan pauvre ?
Il n’y avait pas d’usine dans mon scénario, mais on l’a trouvée en faisant les repérages. Et cette image m’a vraiment impressionné. J’ai voulu rendre cette impression en renforçant la force de l’image par la couleur. Il n’y a pas de symbolisme particulier, je suis juste mes impressions, mes idées, mes envies…
C’est une usine de quoi ?
De métallurgie. Elle crée une pollution particulière avec toute cette fumée rouge. En fait, on est entré dans l’usine par effraction, mais ils nous ont repérés, et on a dû changer d’endroit. Mais même quand on a fait les plans d’extérieurs, ils continuaient à nous suivre !
Vous avez d’ailleurs tourné sans autorisation. Comment cela s’est-il passé ?
Les gens de la région m’ont beaucoup aidé et m’ont vraiment accepté là-bas. La vie est très dure : on avait de l’eau uniquement deux fois par semaine. Même si les conditions de tournage ne furent pas faciles, j’ai finalement réussi à faire tout ce que je voulais.
Parlons de vos méthodes de travail : faites-vous beaucoup de prises ?
Pour les scènes où les personnages boivent de l’eau, je n’ai fait qu’une prise. D’habitude, j’en fais plus, mais je ne pouvais pas gâcher l’eau… Et là, ce sont les acteurs qui ont fait le plus difficile !
Comment les avez-vous convaincus de boire autant d’eau ?
Ils boivent en effet vraiment ! Au réveil, je leur ai demandé de ne rien avaler. Ils ont pu beaucoup boire lors des prises de vues, même s’ils ont couru aux toilettes dès que c’était terminé ! La souffrance que l’on voit sur leur visage est donc réelle. Les habitants me disaient : « Ne tuez pas ce pauvre homme ! » (rires).
Avez-vous rencontré, lors de recherches, des gens qui ont été contaminé lors de l’affaire du sang en Chine ?
Oui, j’ai rencontré différentes personnes. Tous avaient finalement une histoire différente. Il y avait beaucoup d’histoires et d’images très fortes. C’est dur à retranscrire dans un seul film. J’en ferais peut-être un autre un jour.
Vous aimeriez donc évoquer à nouveau ce problème ?
Ce type d’histoire arrive malheureusement partout et continue à arriver.
Vous choisissez des sujets sensibles, après la prostitution dans Xiaolin Xiaoli, le sang contaminé dans Black Blood…
Je parle surtout du quotidien de gens ordinaires, il n’y a finalement rien de spécial. Les happy ending, les mélodrames, il y a beaucoup de gens qui s’en occupent déjà, je leur laisse le soin de traiter cela. Je vais être attiré par ce type d’histoire plus intéressante à mes yeux.
Avez-vous vu Love For Life qui traite de la même problématique ?
Oui, je l’ai vu. L’histoire est similaire mais notre traitement est très différent. Je préfère quand les personnages ont l’air plus organique, que le traitement n’est pas trop dramatisé, avec trop de maquillage, des stars pour les personnages principaux et une superproduction derrière. Je pense que l’on touche mieux le sujet en optant pour plus de normalité. J’aime la simplicité, c’est mon choix.
Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
J’aime beaucoup des films comme Mouchette de Robert Bresson, qui dresse le portrait superficiel d’un gamin archétypal pour en extraire l’inoubliable essence de l’image cinématographique. La Ballade de Narayama de Shōhei Imamura est aussi brutal que magnifique : quel est le sens de la vie… ou de la mort ? Le Décalogue : Tu ne tueras point de Krzysztof Kieślowski est brillant, brutal et dérangeant. Rouges et blancs de Miklós Jancsó, l’action est sinistre, mais ce qui rend le film si puissant est sa beauté. Voici mes films préférés. J’adore le cinéma européen. Les films hollywoodiens ne sont pas vraiment pour moi.
Propos recueillis par Bastian Meiresonne (d’après des questions de Victor Lopez) au Black Movie Festival de Genève 2012.
BONUS
Propos tenus par Zhang Miaoyan lors de la rencontre avec le public après la diffusion de Black Blood au Black Movie Festival de Genève 2012 dirigée par Bastian Meiresonne :
« C’est une histoire extrêmement simple mais véridique. Je n’ai rien inventé. Je me suis vraiment attaché à filmer le quotidien des gens qui vivent encore sur place. Pour moi, ce n’est absolument pas une histoire triste, mais c’est tout simplement l’histoire de la vie des gens de là-bas. »
« J’étais déjà allé dans la région du film il y a vingt ans. Mais elle n’avait rien à voir avec ce à quoi elle ressemble maintenant (note de Bastian : Le désert a vraiment pris le dessus après la déforestation et l’exploitation des ressources sur place par les hommes). J’ai été très impressionné par le désert de Gobi à l’époque, tant et si bien que le souvenir de l’endroit ne m’a jamais quitté. Je m’étais dit que si j’avais l’occasion de faire quelque chose là-bas, je le ferai. Et c’est ainsi que lorsque j’ai eu l’opportunité de tourner le film, j’y suis retourné en 2009. Le changement d’environnement était effrayant. Comme il était impensable de tourner dans la région du Henan, où l’histoire s’est réellement passée, j’ai replacé les faits dans le désert de Gobi.»
« À l’origine, j’ai tourné tout le film en couleur, et c’est à la post-production que j’ai enlevé la couleur car l’image gagnait en puissance en noir et blanc. »
« J’avais imaginé une histoire beaucoup plus complexe, avec beaucoup de scènes supplémentaires. Mais au montage, je me suis rendu compte qu’il me manquait beaucoup de plans pour raconter l’ensemble. C’est la raison pour laquelle il reste quelques plans comme celui de l’usine. Le premier montage durait par ailleurs beaucoup plus longtemps, mais mon producteur, Guillaume de Seille, m’a demandé de raccourcir un peu pour arriver au montage actuel. »
« Derrière les hommes qui prennent les échantillons de sang, on trouve des compagnies. Pendant des années, le sang a été vendu aux États-Unis, où il intégrait le circuit des dons de sang dans les hôpitaux. Jusqu’à ce que le scandale éclate, personne n’a pris la peine de vérifier l’état de ce sang. Les États-Unis ont alors fait des analyses et se sont rendus compte que de nombreux échantillons étaient contaminés. Ils ont alors arrêté l’importation. J’ai fait beaucoup de recherches sur tous ces thèmes. Le film relate donc la réalité telle quelle, il y a très peu d’invention artistique au niveau de l’histoire. »
« Le film a été tourné avec une petite caméra, un appareil photo : le Panasonic GH 2. J’ai montré le film en IMAX à Rotterdam, et l’image tient finalement bien la route. Pour le son, j’avais deux micros, celui de l’appareil et un autre qui était attaché. Quelques plans ont été retravaillés en post-prod, notamment dans la scène finale : le ciel n’était pas assez beau. J’ai remis l’image d’un autre ciel à la place de celui qu’il y avait naturellement. Si l’on prête vraiment l’œil, il y a un très court moment où la camera bouge, et le ciel reste immobile… Pour le son, je l’ai travaillé dans un minuscule studio en Chine, le seul disponible pour la post-prod du son, et il est très mal isolé. On a donc dû rajouter des bruits d’ambiance du désert et en fait, il était impossible dans ce lieu d’avoir un silence total. C’est pour cela qu’il n’y a jamais de silence dans le film. Ce n’est pas forcement voulu, mais ça donne un effet. Mais je vous promets que la prochaine fois, j’engage un ingénieur du son !»
« Concernant les titres des parties, Great Smoke fait référence à la fumée qui sort de l’usine, mais également à la Chine, qui inhale pas mal de choses malsaines suite à la prolifération des usines. C’est aussi le symbole de l’usine qui a contribué à la destruction de la nature environnante. Great Wall, c’est le symbole de l’identité culturelle chinoise, mais surtout, je voulais montrer les vestiges de la Grande Muraille, des ruines très basses, bien loin de la manière dont les touristes se la représentent. Great Gate, fait référence au désert de l’endroit où j’ai tourné et j’aimais bien me balader dans le coin pour m’imprégner du lieu. Et lors d’une de ces promenades quotidiennes, je suis passé devant le grand portail du domaine que l’on voit à la fin du film. Ce portail dans ce paysage était incroyable ! L’histoire a été brodée autour pour me permettre de l’incorporer dans le film. Great Door renvoie à la communauté chinoise que l’on retrouve dans tous les pays où les chinois vivent toujours tous ensemble, parfois confinés à des lieux très étroits, ce qui donne l’impression d’une union, d’une grande famille, alors qu’il y a beaucoup de chose qui ne vont pas. »
Black Blood de Zhang Miaoyan, disponible en DVD, édité par Spectrum Films depuis le 02/01/2013.