FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2025 – Interview avec Vivek Chaudhary, réalisateur de I, Poppy

Posté le 6 décembre 2025 par

Pour son premier long-métrage documentaire, le jeune réalisateur indien Vivek Chaudhary était cette année en compétition officielle au Festival des 3 Continents. Tourné clandestinement, I, Poppy se penche avec nuance et finesse sur la violence de l’économie du pavot au Rajasthan, à travers le regard d’une vieille agricultrice et de son fils militant. Rencontre.

On trouve peu d’éléments sur vous en ligne, pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours, de vos débuts ?

Mon premier documentaire s’appelait Goonga Pehelwan (The Mute Wrestler, 2014) et était basé sur un lutteur sourd vivant à New Delhi. Il s’avère que je connais un peu le langage des signes car ma mère est sourde elle-même – c’est d’ailleurs comme cela que je me suis intéressé à cette histoire. Nous avons fait ce documentaire entre amis. Aucun d’entre nous n’avait fait d’école de cinéma, nous nous sommes connus en école de comptabilité. Finalement, ce projet est devenu un film de 45 minutes qui a voyagé dans le pays et cela nous a fait réfléchir : peut-être que nous pouvions faire du cinéma, au lieu de rester dans des jobs qui ne nous plaisaient pas. Nous avons tourné des publicités, des choses populaires pendant trois-quatre ans, mais je ne trouvais pas cela très inspirant donc il y a huit ans, j’ai quitté le groupe et j’ai commencé à travailler sur I, Poppy. 

Connaissiez-vous des cultivateurs de pavot avant de commencer le tournage de I, Poppy ?

Pas du tout, je ne savais même pas que cette culture était pratiquée au sein de ma région. Il faut savoir que l’état du Rajasthan est immense : je viens de l’ouest, près de la frontière avec le Pakistan, mais les fermes de pavot sont de l’autre côté, tout à l’est. Par contre, l’opium était présent là où j’ai grandi, et c’est en questionnant ma famille, les gens autour de moi, que j’ai appris qu’il était cultivé dans notre région. Cela m’a intéressé, et j’ai voulu faire quelque chose sur le sujet. Cela m’a pris huit ans car tout était nouveau pour moi, et j’ai compris qu’il y avait aussi une histoire de corruption, de cupidité qu’il fallait raconter. Je voulais vraiment comprendre ce monde, trouver mes personnages.

Comment avez-vous travaillé pendant ces huit ans ? 

Il y a eu un an de recherches, environ quatre ans et demi de tournage, et deux ans et demi de post-production. 

Il a fallu notamment trouver vos personnages comme vous le disiez, et cela a été compliqué n’est-ce pas ? 

Nous avions tourné avec plusieurs familles pendant un certain temps, mais la pression des autorités locales était trop forte. Ce qu’il faut comprendre, c’est que personne en Inde ne sait vraiment qu’il y a une culture du pavot au Rajasthan. Les autorités s’y sont donc construit une sorte de royaume, sur lequel elles règnent en maître. Leur corruption est massive, on le voit dans le documentaire : un officiel est arrêté avec l’équivalent de 2 millions d’euros sur lui.  Cela a donc créé des difficultés pour nous, et je me suis même demandé si cela valait vraiment le coup de finir ce film. Je voulais faire un documentaire pour les agriculteurs et ces derniers étaient parfois hostiles – nous nous sommes notamment fait attaquer pendant un rassemblement. Depuis le début, j’essayais d’avoir une vision de l’intérieur, de leur faire comprendre que j’étais avec eux, mais à ce moment-là, pour la première fois, je me suis vraiment senti comme un étranger.

Après cet incident, Mangilal m’a contacté. Je l’avais rencontré une fois à une manifestation et je dois avouer qu’il ne me plaisait pas plus que ça. Il parlait beaucoup, voulait attirer les caméras sur lui, n’était pas agriculteur. Nous avons accepté d’aller chez lui, sans enthousiasme, et nous avons finalement trouvé notre histoire en le rencontrant, en rencontrant sa famille. 

Vous n’intervenez que deux fois dans le documentaire, hors-champ. Pourquoi ce choix ? 

J’aime à penser que notre présence est en fait très visible. La mère se tourne souvent vers nous quand elle n’aime pas ce que dit son fils, pour nous parler ou juste fixer la caméra. Au début, cela me posait problème au montage parce que je voulais rester dans l’observation et tout faire pour qu’on oublie notre présence. Mais j’ai réalisé que ce serait mentir au public. Nous avons construit une relation avec cette famille, et c’est une chose magnifique qui ne devait pas être sacrifiée sur l’autel de la forme cinématographique. Il faut jouer avec notre visibilité et notre invisibilité. Parfois, ils oubliaient complètement notre présence ! Nous étions deux à tourner, un cameraman et moi qui gérait le son, et nous habitions avec eux pendant les tournages car le seul hôtel était à deux heures de route. Ils nous ont ouvert leur vie, leurs cœurs. 

Le documentaire débute par le semis du pavot et se termine par la mousson, qui marque la fin de la culture : cette temporalité est-elle volontaire ? 

Nous ne voulions pas que les quatre ans de tournage se ressentent. Le public devait avoir la sensation de plonger dans le rythme d’une saison. Au fur et à mesure qu’elle avance, les liens familiaux suivent et évoluent. Lorsque le pavot est semé, Mangilal est plein d’espoir, d’entrain. Quand il fleurit, il est à l’apogée de son activisme. Puis, au moment de récolter, leur licence leur a été retirée et les plants de pavot sont à l’abandon. Rien ne change, le champ est détruit. 

Comment le tournage était perçu dans leur village ? 

Les habitants nous voyaient avec tout notre matériel, ils observaient bien que l’on filmait les champs de pavot, donc ils gardaient leur distance. Par ailleurs, Mangilal est considéré là-bas comme une personne à problème avec son activisme et il est craint pour cela. Il nous a immédiatement rassuré, en nous assurant que nous n’aurions aucun problème à tourner dans le village. Avec notre caméra, nous ne voulions pas de toute façon forcer qui que ce soit. C’est un monde dans lequel les personnes s’ouvrent difficilement. 

Pour autant, allez-vous essayer de leur montrer le documentaire ? 

Oui, avec mon cameraman nous aimerions faire un cinéma itinérant pour le projeter. Bien sûr, il faudra s’attendre à des retours difficiles de leur part. Je sais que je suis un étranger et que mes espoirs de changement sont bien gentils, mais c’est un échange que je veux avoir. Je veux parler des possibilités, connaître leurs avis. 

Ne faut-il pas d’autorisation gouvernementale pour projeter un film ?

Si, habituellement. Comme nous avons tourné sans, cela risque toutefois d’être compliqué. Nous avions demandé bien sûr, mais les autorités voulaient que quelqu’un soit en permanence avec nous sur le tournage. Nous avons donc fait de faux documents, que l’on voit d’ailleurs à un moment du documentaire. Parfois, cela marchait, parfois moins. Il y a eu des représailles : blocage des financements, intimidation de ma famille, etc. 

Pour l’instant, je me concentre surtout sur la diffusion internationale, car je suis seul à tout gérer mais j’espère bien sûr qu’il sortira un jour en Inde. 

Entretien réalisé par Audrey Dugast.

Remerciements à l’équipe du Festival des 3 Continents.

I, Poppy de Vivek Chaudhary. 2025. Inde. Projeté au Festival des 3 Continents de Nantes 2025.