EN SALLES – La Femme du docteur Hanaoka de Masumura Yasuzo

Posté le 1 septembre 2025 par

The Jokers ressort en salles cette semaine six films parmi les plus provocateurs, sensuels et inventifs du réalisateur Masumura Yasuzo. Retour sur La Femme du docteur Hanaoka, faux « biopic » que Masumura transforme en nouveau récit d’amour passionnel.

Japon, vers 1785. La jolie Kaé épouse par procuration Unpei Hanaoka, le fils du fanfaron médecin de campagne Naomichi et de la belle Otsugi, parti faire des études de médecine à Kyoto. Elle s’installe donc chez ses beaux-parents où elle est bien accueillie durant les trois années que dure l’attente du retour du fils. Mais tout change lorsque le jeune médecin Unpei revient enfin vivre et exercer dans la maison familiale, une rivalité s’installe entre Otsugi et Kaé, l’épouse de son fils.

Masumura Yasuzo observe à nouveau un récit d’amour fou, inconditionnel et sacrificiel dans une approche une nouvelle fois étonnante. Le postulat fait au départ penser que nous allons voir un avatar du Barberousse de Kurosawa Akira. Le film évoque en effet le destin de Hanaoka Seishu, médecin de l’ère Edo resté célèbre pour ses méthodes révolutionnaires et plus particulièrement la chirurgie puisqu’il fut le premier au monde à opérer sous anesthésie générale quand il parvint à extraire une tumeur cancéreuse du sein d’une patiente. Masumura adapte le roman Kaé ou les deux rivales d’Ariyoshi Sawako, récit biographique et fictionnel entourant d’une veine romanesque les travaux de longue haleine du docteur Hanaoka pour trouver le bon dosage à sa formule d’anesthésie.

Tout le récit vise à questionner le rôle de la femme dans l’ombre du grand homme. On connaît la place de la primauté masculine dans la société japonaise, encore renforcée ici par l’aura du médecin. Elle surmonte ainsi le clivage de classe lorsque la jeune Kaé (Wakao Ayako), issue d’une famille de rang supérieur, épouse Hanaoka (Ichikawa Raizo) de milieu plus modeste. Le mariage se fait par procuration puisque Hanaoka effectue encore ses études à Kyoto et que c’est sa mère Otsugi (Takamine Hideko) qui a soigneusement choisi son épouse. Avant même l’apparition de Hanaoka, on ressent le piédestal sur lequel il trône, toute les ressources du foyer étant dédiées à lui envoyer de l’argent à Kyoto. L’harmonie simple et l’affection entre la belle-mère et sa bru se développe ainsi jusqu’au retour de Hanaoka qui va tout bouleverser.

Les situations soulignent immédiatement la profonde dévotion/soumission des femmes de la maison pour le médecin, que ce soit ses sœurs ou sa mère. Masumura relègue Kaé au fond du cadre, en amorce ou même hors-champ au profit des autres femmes trouvant chacune leur place pour déshabiller, laver ou nourrir leur homme. Kaé peine à exister face à cet époux qu’elle découvre et, comble de l’humiliation, c’est Otsugi qui déterminera le soir où doit être consommée leur union. C’est d’abord symboliquement que Kaé va s’imposer au regard de son époux, en l’aidant à la cueillette et à la préparation de feuilles de Datura stramonium, plante toxique qui servira à la formule d’anesthésie. Masumura montre par touches subtiles Kaé prendre l’ascendant sur Otsugi dans la vie du foyer et le cœur de Hanaoka, la frontière étant toujours incertaine entre bienveillance et mesquinerie dans leurs rapports ambigus. Ainsi un simple renvoi dans sa famille pour accoucher est une offense pour Kaé qui y voit une mise à l’écart, et une volonté d’Otsugi de ne pas voir sa bru accouchée par son médecin d’époux comme elle en eut l’honneur jadis.

Parallèlement à cela, on assiste au tâtonnement de Hanaoka expérimentant sa formule sur des chats ne revenant pas du sommeil du composant, ou alors profondément diminués. Cela va créer une atmosphère mortifère renforcée par les morts tragiques de ses sœurs, montrant que Hanaoka n’a donc pas encore la faculté d’opérer. Lorsque le dosage va enfin fonctionner sur les animaux, il s’agira de l’essayer sur des cobayes humains. La rivalité pousse alors Kaé et Otsugi à se proposer, dans une thématique typique de Masumura. Les amants de L’Ange rouge (1966) défient la mort en faisant l’amour sous les bombes, La Femme de Seisaku (1965) retient son homme en le rendant aveugle et bien sûr le plaisir du couple de La Bête aveugle (1969) culmine quand ils s’infligent mutuellement la douleur.

Pour Masumura, l’amour ne se démontre et ne s’assouvit que par une dimension sacrificielle, dans un chemin de croix de la souffrance où l’on se sent enfin exister. Ici, il s’agira donc de se défier mutuellement dans l’apnée cotonneuse de l’anesthésiant, ce sera à celle qui sera restée le plus longtemps dans les limbes et surtout qui aura contribué à la formule définitive. Les cadrages et compositions de plan font constamment de celle qui souffre la gagnante, en avant plan tandis que la perdante et en pleine santé n’est qu’une spectatrice à l’écart. Les faux airs de mélodrame classique dissimulent une morbidité qui se révèle par le vice des adversaires, faisant une demande cruciale à Hanaoka avant de sombrer (faire de sa fille l’héritière de l’hôpital pour Kaé, et de même pour Otsugi pour son fils et frère de Hanaoka étudiant la médecine). Le duel s’effectue également dans le malheur, un deuil filial (volontairement anecdotique dans le récit pour bien signifier son rôle dans la relation des personnages) et une nouvelle grossesse permettant à Kaé de supplanter sa belle-mère.

La victoire se fait ainsi dans le tribut fait au grand homme, Kaé y sacrifiant sa vue tandis que la fin d’Otsugi ne sera pas due aux médicaments mais à l’humiliation d’avoir absorbé un dosage moindre. Le ton feutré est paradoxal à la profonde tension psychologique du récit. Le propos est cinglant avec ces femmes contraintes au pire pour satisfaire des hommes lâches et en quête de reconnaissance. Hanaoka semble dès le départ plus soucieux d’être le nouveau Hua Tuo (légendaire chirurgien chinois de la dynastie Han) que de guérir les malades, faisant déjà montre d’une profonde indifférence dans le carnage infligé à ses cobayes chats. L’accomplissement d’une vie sera donc d’avoir guidé son homme vers le succès (la fameuse opération étant filmée avec détachement par Masumura), puis renvoyant à la solitude et l’inutilité une fois ce devoir réalisé.

Justin Kwedi

La Femme du docteur Hanaoka de Masumura Yasuzo. Japon. 1967. En salles le 27/08/2025