Deux œuvres majeures du wuxia ressortent dans un luxueux écrin 4k UHD chez Carlotta Films : Dragon Inn (1967) et A Touch of Zen (1971), deux productions taïwanaises haut de gamme réalisées par King Hu, un cinéaste alors entré dans son âge d’or. Revenons sur A Touch of Zen, son chef-d’œuvre absolu passé par le Festival de Cannes de 1975 qui lui offrit une renommée mondiale.
Gu Shengzai est peintre et écrivain public. Célibataire à plus de trente ans et ne gagnant que peu d’argent, sa mère essaie de le convaincre d’obtenir un titre et de trouver une épouse. Lorsqu’une jeune femme vient s’installer dans la maison abandonnée d’à côté, l’occasion est inespérée pour l’aïeule de proposer un mariage. Cependant, cette nouvelle voisine n’est autre que la fille d’un opposant politique assassiné par l’eunuque au pouvoir, et Gu Shengzai ne se doute pas que la police politique est à ses trousses pour l’éliminer…
A Touch of Zen est l’adaptation de Vengeresse, une nouvelle de Pu Songling, que l’on peut retrouver dans le premier volume des Chroniques de l’étrange. Si King Hu reprend à son compte la première partie de la nouvelle dans la première moitié du film (la rencontre entre Gu le célibataire et sa mystérieuse voisine), il développe une toute nouvelle épopée dans le deuxième acte, iconoclaste d’un point de vue formel à sa sortie à Taïwan en 1971. Ceci explique que le métrage n’ait pas atteint son public ; chose qui sera réparée en 1975 après avoir obtenu le prix technique à Cannes, le film ayant été repéré par Pierre Rissient lors d’un voyage à Hong Kong. Cette fresque de 3h nous présente deux axes stylistiques importants dans le cinéma sinophone, à savoir une intrigue politique, menant à des combats d’arts martiaux ; puis un essai formel, qui convoque la métaphysique du bouddhisme et la dimension sensorielle qu’elle implique. Ce faisant, King Hu fait figure d’avant-garde en matière de sensorialité dans les cinémas d’Asie, d’autant plus dans le cinéma d’arts martiaux où il trouvera un écho de poids en 2015 avec The Assassin de Hou Hsiao-hsien, vainqueur du grand prix de Cannes cette année-là.
Comme le disait Pierre Rissient, lorsque King Hu réalise A Touch of Zen, il est en possession de tous ses moyens. Son inspiration créative est au zénith et son producteur Sha Rong-feng lui a laissé certaines latitudes – malgré un désaccord sur l’étendue de la longueur du métrage et le remaniement du montage au début des années 70. De Dragon Inn, il réitère l’étirement de la temporalité, dans les scènes de dialogues d’abord, pour laisser s’installer autant la caractérisation propre des personnages que le lien qu’ils entretiennent ; mais aussi dans l’enchaînement des évènements, laissant toute la place nécessaire et souhaitable aux décors et à la description des actions (les déplacements, les mouvements de combat). A Touch of Zen est une œuvre où l’appréciation du rythme se confond avec la beauté de l’atmosphère rendue, faisant d’elle un choc esthétique. La fluidité globale, dans la narration et le jeu des formidables acteurs Chih Shun, Pai Ying, Roy Chiao et de la charismatique Hsu Feng, amorcée au début du film, ne se perd jamais en cours de route et connaît même deux climax : à la fin de cette première partie, lorsque Gu se satisfait de la victoire martiale à laquelle il a participé comme stratège, et qu’il rit de manière grandiloquente avant de connaître un trauma à la vue des nombreux cadavres ; puis l’intervention du moine qui appose sur le monde des hommes la loi de Bouddha pour rétablir les équilibres. D’une intrigue d’espionnage et de combats tendus ultimement ficelés, nous passons à une mise en image d’une transcendance spirituelle absolue, qui soumet le mal et sauve des héros devenus victimes et proies. Qu’on ne s’y trompe pas : l’esthétique bouddhiste est utilisée à des fins d’appréciations cinématographiques. Il est difficile d’accuser King Hu de prosélytisme, mais on peut en revanche estimer qu’il utilise une foi à des fins esthétiques.
King Hu achève d’apposer sa méthode de direction d’acteurs. Éloigné des atermoiements personnels, il fait de ses personnages des figures de lumière ou d’ombre, les uns les autres pouvant basculer des deux côtés. Ce qui ne déroge pas à ce qu’il a entrepris depuis L’Hirondelle d’or, c’est la prééminence du rôle féminin. De figurante dans Dragon Inn (une prisonnière), Hsu Feng est propulsée héroïne de wuxia. Sa mine froide et son expression renfrognée en font une combattante charismatique et déterminée qu’il est très facile d’apprécier en tant que spectateur.
Par un accomplissement artistique énorme pour son auteur et une réussite technique absolue, qui fait arborer au film des contours d’une élégance folle, A Touch of Zen fait date dans le cinéma sinophone. Christophe Champclaux disait que le cinéma d’arts martiaux n’était pas mieux considéré que le porno dans les années 1970, mais que A Touch of Zen, relayé par la revue Positif, lui a été présenté comme tête de proue à garder à l’esprit pour ne pas abandonner l’étude de ce genre. A Touch of Zen est l’exemple-type de ce qui résulte d’un cinéaste qui atteint lui-même son point culminant.
Édition de Carlotta Films
Tout comme Dragon Inn dans le même coffret, A Touch of Zen est présenté en HDR compatible Dolby Vision. Les scènes de jour offrent des couleurs magnifiques aux dégradés riches. Les scènes de nuit sont un tantinet décevantes, grises et sans réel relief dans l’image.
Le disque compte 2 bonus vidéo :
Une présentation de Pierre Rissient (10min) qui met l’accent sur le rôle déterminant du producteur, aussi bien pour les moyens alloués à King Hu que dans le désaccord sur les droits du film, problème que Pierre Rissient lui-même a contribué à régler. Rissient revient sur la traversée mouvementée du film dans les années 70, ses montages, sa réception à Taïwan et en France, ce qui est passionnant.
Un essai vidéo de David Cairns (17min), repris d’une édition britannique et sous-titré en français, dans lequel le commentateur revient sur les atouts du film, que ce soit sa musique, ses mouvements, y compris les effets spéciaux dont on voit « le truc » (on imagine bien les acteurs sauter sur des trampolines, même si nous ne les voyons pas) mais qui n’est pas contradictoire avec la fantaisie que promeut A Touch of Zen. L’ensemble du discours de Cairns est mis en images sur un montage élégant des scènes du film.
Un livret de 70 pages, comportant des textes de Tsui Hark, Tony Rayns, King Hu lui-même et d’autres, principalement centré sur les 2 films du coffret. Les commentaires sur les œuvres sont très précis et permettent notamment d’y voir plus clair sur le rapport de Dragon Inn et A Touch of Zen à l’histoire de la Chine, des Ming et de la Chambre orientale. En plus de cela, le livret est richement illustré, avec des images de plateaux, des photogrammes et des reproductions de lobbycards. L’ouvrage étant imprimé en couleurs sur un papier glacé de qualité, le rendu est tout à fait positif.
Maxime Bauer.
A Touch of Zen de King Hu. Taïwan. 1971. Disponible dans le coffret King Hu UHD chez Carlotta Films le 20/05/2025.