Dans son line-up de mars 2025, Carlotta Films propose en édition Blu-ray le film Life is Cheap… But Toilet Paper is Expensive, un film du cinéma underground américain de Wayne Wang se déroulant intégralement à Hong Kong. Écrit et tourné plus ou moins à l’instinct en 1989, ce long-métrage à tendance humour noir se révèle fort étonnant et certains de ses dialogues ont rétrospectivement une saveur particulière.
Un sino-américain est chargé de transporter une mystérieuse mallette comprenant des documents de valeur de San Francisco à Hong Kong, et de la remettre en main propre à un chef de triade locale. Sur place, il rencontre une palanquée d’interlocuteurs originaux, jusqu’à parvenir à Money, la maîtresse du boss…
Wayne Wang est né et a grandi à Hong Kong, mais s’est fait un nom dans le cinéma underground américain à partir du début des années 1980, après avoir terminé ses études de cinéma aux États-Unis, notamment en portraiturant les communautés asiatiques-américaines. De l’école Jean-Luc Godard, il a retenu tout l’intérêt de trouver de nouvelles formes d’expressions cinématographiques et planter sa caméra dans la rue, plutôt que dans les studios. Ayant tenté une percée dans l’industrie audiovisuelle hongkongaise à la fin des années 1970 sans obtenir satisfaction (en proposant notamment aux producteurs de la série de la nouvelle vague Below the Lion Rock de tourner à même la rue), il cultiva de ses propres mots une certaine frustration vis-à-vis de cette société hongkongaise qui l’a pourtant vu grandir. C’est ainsi que naquit en 1989 Life is Cheap… But Toilet Paper is Expensive, une comédie à l’humour subtilement acide sur la cité-Etat alors sous domination britannique, agrémentée d’une charge esthétique convaincante.
Wayne Wang axe son commentaire politique sur plusieurs niveaux. Le film voit le jour en 1989, alors que le massacre de la Place Tian’anmen vient d’avoir lieu à Pékin. Hong Kong devant être rétrocédé à la Chine sous l’égide du Parti Communiste Chinois en 1997, la société de la ville au port parfumé connaît de multiples interrogations. 1989, 1997, Tian’anmen, la révolution culturelle, Hong Kong, l’Amérique du Nord par la présence du personnage principal et narrateur de l’histoire (ainsi que l’évocation du Canada, terre d’accueil importante pour les Hongkongais), tous ces lieux, évènements et dates sont évoqués et discutés dans le film, dans plusieurs couches de dialogues, de protagonistes et de situations narratives originales. La narration est constituée de chapitres, dont la plupart consiste en la rencontre du personnage principal avec quelqu’un de l’entourage de cette triade, à travers ses yeux à la première personne et l’interlocuteur en face déclamant son monologue. Loin de servir de but en blanc un discours politique clé en main, Wayne Wang, et ses associés créatifs Spencer Nakasako et Amir Mokri (qui campent plusieurs postes dans le staff, notamment scénaristes, mais aussi et surtout acteur principal pour Nakasako et directeur de la photographie pour Mokri) composent une situation de brouillard général, où le personnage principal se retrouve plongé dans le Hong Kong des triades, des boucheries et des mariages d’apparence, où chaque personnage déploie sa vision du monde avec beaucoup d’assurance, de bizarrerie mais aussi de mystères et de non-dits. Ces personnages consistent en un tueur de canards, un sans-abri aveugle, des hommes de main du boss, le boss, sa maîtresse, sa fille, les beaux-parents riches, etc. Derrière eux, Wayne Wang gratte le vernis de la société hongkongaise, qu’il estime dirigée par l’argent, avec tout l’imaginaire négatif que cela induit. Derrière d’autres protagonistes, comme le pianiste exilé du continent campé par Lo Lieh, Wang ouvre sa fenêtre d’analyse sur le monde chinois et ses flux internes. En faisant parler ces personnages, Wang ouvre des fenêtres sur des thématiques lourdes, les tourne en dérision par la tonalité choisie, et en les imbriquant de la sorte, crée une atmosphère de chaos tout à fait saisissante – le sans-abri aveugle prédit une apocalypse en 1997.
Habité par des sujets existentiels, le film prend toute sa saveur grâce à son élan esthétique. La couleur rouge inonde le film, par deux angles principaux : le costume design de Cora Miao, épouse de Wayne Wang et interprète de Money, ainsi que toutes les effusions de sang visibles à l’écran, celles des canards de boucheries égorgés (nota, les crédits mentionnent une captation dans le registre documentaire de ces éléments d’image). Le réalisateur a indiqué que la société hongkongaise va de pair avec ces stands de poulets à tous les coins de rue, mais la mise en scène met l’emphase sur une grande quantité de sang, sans doute trop pour une simple description ethnographie – un effet qui chercher plutôt à décrire une atmosphère morbide.
Deux scènes sont particulièrement en relief dans le film et accentuent sa charge esthétique. L’un d’elle prend la forme d’un chapitre entièrement documentaire, rapiécé par le réalisateur a posteriori et visiblement tourné en 1996 d’après le carton indiquant les spécificités de la restauration. Une caméra DV suit sans dialogue des bouchers dans les méandres de Hong Kong, avec une scène repoussante de chien attaché et forcé à courir sur un tapis (dans le cadre d’un entraînement pour un combat de chiens). L’autre scène forte du film est le vol de la mallette du héros et la longue course-poursuite qui s’en suit dans tout Hong Kong, depuis le Victoria Peek jusque dans Kowloon, où l’architecture de la ville y est minutieusement décrite – une séquence baignée dans une bande-originale de free jazz. Le fait de principalement faire de l’angle de vue de la caméra le regard à la première personne du héros prend toute sa puissance ici, et nous immerge à fond de train dans ce Hong Kong des bas-fonds. Quelques scènes auparavant, le film nous présentait les beaux-parents de la fille du boss, lors des préparatifs au mariage, et nous montrait à quel point ils étaient riches. Le grand écart est vertigineux : Wayne Wang aura donc filmé Hong Kong et son rapport au monde dans toutes les dimensions possibles, et avec de multiples détours narratifs pour mieux nous amener, en tant que spectateurs, à recomposer notre réflexion.
Le film est produit par un groupe intitulé Forever Profit Investment, localisé à Hong Kong d’après le générique. Le film serait donc techniquement une production hongkongaise. Il est pourtant unanimement considéré comme un long-métrage américain. Poussant la dérision jusque dans le nom de la société de production, Wayne Wang accouche d’un film bizarre, pas vraiment classable, constamment étonnant, pourquoi pas évolutif si l’on considère que son auteur en a régulièrement modifié le montage. Il émet par vagues des éléments de discours bruts sur les situations chinoises et hongkongaises qui ne sont pas tellement périmées à l’heure où nous écrivons ces lignes, et en montrant des situations diamétralement antagonistes dans une même œuvre, invite le spectateur lui-même à s’en saisir.
BONUS
La restauration 4k du film est exemplaire et le master de Carlotta restitue au film toute sa patine argentique et ses belles nuances de couleurs sophistiquées du gris au rouge. Cette version est présentée comme la director’s cut, le montage ayant varié au cours du temps, avec notamment cette scène documentaire tournée bien après la sortie du film mais que Wayne Wang a tenu à rajouter. Le carton de description de la restauration et du montage est assez clair sur le travail entrepris, si ce n’est qu’il n’est pas mentionné en quoi consistait les autres montages, notamment celui d’origine, et si des éléments ont été en contrepartie retirés.
Le film comporte 3 modules vidéos.
Interview de Wayne Wang (25 min, 2023). Le réalisateur retrace avec minutie son parcours de sa naissance à Hong Kong jusqu’à ses inspirations pour le film dans les années 1980, l’importance de ses camarades Spencer Nakasako et Amir Mokri dans son élan créatif, ainsi que les évènements qui ont contribué à sa réflexion de cinéaste. Cette interview abonde d’informations passionnantes, que ce soit sur les conditions de tournage des films à Hong Kong et la présence des triades, à sa jeunesse étudiante et ses rencontres avec des artistes-penseurs penseur qui vont façonner son art, à commencer par Godard.
Conversation avec Wayne Wang et Spencer Nakasako (30 min, 2023). Dans un ton de franche rigolade, les deux comparses reviennent sur le tournage du film et sa (mauvaise) réception. D’après eux, Life if Cheap… a été unanimement mal reçu à l’époque et a mis un coup d’arrêt à la carrière de réalisateur de Wayne Wang. Mais ils semblent se souvenir avec beaucoup d’amusement d’anecdotes de tournages, certains ayant traits aux potins, d’autres plus intéressantes d’un point de vue artistique, comme le fait que Nakasako, n’étant pas de culture chinoise et ne comprenant pas le cantonais, était un meilleur choix d’acteur pour Wang dans sa volonté de mettre en scène un héros sans expression ni réelle réactivité, ou encore l’impact décisif d’Amir Mokri dans les choix de mise en scène (la narration sous forme de succession de portraits est de son fait).
La version longue de la scène de course-poursuite (10 min, restaurée). Cette scène est tout à fait judicieuse à isoler et à étendre, car elle est rythmée et plaisante à revoir en tant que telle.
Maxime Bauer.
Life is Cheap… But Toilet Paper is Expensive de Wayne Wang. États-Unis, Hong Kong. 1989. Disponible en Blu-ray chez Carlotta Films le 04/03/2025.