VIDEO – La Harpe de Birmanie d’Ichikawa Kon

Posté le 15 février 2025 par

Fidèle à la diffusion des classiques japonais, Carlotta Films édite un nouveau film trop peu connu d’Ichikawa Kon. Produit par le studio de la Nikkatsu en 1956, alors que la Nouvelle Vague japonaise n’a pas encore sonné officiellement son avènement, voilà un objet singulier au regard de la société nippone d’alors et de cet entre-deux âges d’or dans lequel il est produit. La Harpe de Birmanie déplace la sensibilité japonaise au Myanmar, pour dresser l’un des films de guerre les plus édifiants !

Cinéaste depuis vingt ans lorsqu’il réalise ce qui compte comme son 30ème long-métrage, Ichikawa adapte là un roman de Takeyama Michio, paru en 1946, pour illustrer les affres de la guerre, dans un Japon alors encore meurtri par sa capitulation, consentie près de dix ans auparavant.

Été 1945. Un régiment de l’Armée impériale japonaise est en déroute au milieu de la jungle birmane. Parmi les soldats se trouve Mizushima, un joueur de harpe qui sert d’éclaireur grâce à son instrument. Lors d’une halte, le régiment est cerné par les troupes britanniques et se rend sans violence. Mizushima se voit alors chargé d’une mission, qui échoue. L’homme est porté disparu. Quelques jours plus tard, ses compagnons croisent un moine birman qui lui ressemble étrangement…

Au sein d’une nation alors gâtée par l’impérialisme à petit feu des États-Unis, en adaptant ce classique moderne de la littérature japonaise, Ichikawa offre un regard défait de toute la xénophobie ordinaire de ses compatriotes pour porter son attention dans la Birmanie des années 40.
Non seulement le cinéaste déplace son centre de gravité hors de l’archipel mais aussi, à l’inverse des Peckinpah et Fuller outre-Pacifique, il épouse les codes culturels du pays où il campe son récit, sans verser dans la condescendance coloniale. En suivant le cheminement d’un soldat, non seulement traumatisé par la guerre mais intimement bouleversé au point d’œuvrer à une véritable révolution intime, le cinéaste met en scène un glissement, celui à la fois, centrifuge, d’une ouverture à la différence, et centripète, d’un recentrement spirituel vers sa propre richesse humaniste.

Ce qui fait de cet Harpe de Birmanie une œuvre japonaise essentielle pour son époque réside dans sa propension à faire feu de bois étrangers, notamment grâce à l’emploi d’une musique aux accents bouddhistes, signée Ifukube Akira (auteur, la même année, de la B.O. du Godzilla de Honda) ; ainsi que dans la représentation de la guerre comme un harcèlement provenant du monde pour se soustraire à soi-même, en se soumettant aux violences extérieures. Et l’intelligence dialectique du roman de Takeyama, décuplée par la mise en scène d’Ichikawa, tient à l’opposition de cette idée de la guerre à une pratique de la spiritualité, caractérisé par le recentrement. L’architecture du film témoigne ainsi combien la guerre orchestre la déconstruction des personnes, là où la foi (quelle qu’elle soit) cimente l’édification des individus.

Ce chemin de Damas de Mizushima, soldat de l’Armée Impériale Japonaise heurté par les violences du conflit international (notamment dans cette scène fascinante d’horreur où il traverse un charnier de cadavres japonais, abandonnés sans sépulture hors de leur terre natale), et qui va se transmuer sans mot dire en bonze bouddhiste, offre un récit sans coup de force ni édification, qui témoigne de ce que la guerre laisse comme plaie béante et comme épiphanie du cœur à ceux qui lui survivent.

Là où, au regard de son époque, le film séduit et peut laisser sur sa faim, c’est dans le relatif classicisme de sa forme, malgré de nombreuses et belles scènes extérieures (au chatoiement plastique accentué par la beauté de la restauration HD). Sur le plan de la mise en scène, il faudra attendre quelques temps, ne serait-ce que 2 ans plus tard avec son adaptation du Pavillon d’or de Mishima, pour que le style d’Ichikawa se défausse d’une esthétique de studio et conquiert davantage de liberté formelle.

BONUS

L’édition Blu-ray du film, que Carlotta avait déjà ressorti en 35mm au cinéma en 2008, permet d’explorer davantage l’origine du film et de saisir sa généalogie formelle.

Au-delà de la bande-annonce originale, proposée en haute définition, la préface de Diane Arnaud met parfaitement et en détail le film dans le contexte cinématographique de son époque (au fil de 12min qui réussissent à être aussi synthétiques que denses).

À cela s’ajoute une exploration plus historique qu’esthétique de Claire-Akiko Brisset, professeure et spécialiste de la culture visuelle japonaise, de la figure du véritable soldat-moine Nakamura Kazuo et de comment ce dernier, comme le livre de Takeyama, le film d’Ichikawa et l’interprétation de Yasui Shôji, ont produit conjointement un des gestes d’après-guerre les plus pacifistes.

Flavien Poncet.

La Harpe de Birmanie d’Ichikawa Kon. Japon. 1956. Disponible en Blu-ray chez Carlotta Films le 21/01/2025.