Parmi les plus beaux films de la sélection 2025 du Festival Allers-Retours, le premier long-métrage de Yang Suiyi fait montre d’une résilience et d’une maturité impressionnantes pour son (très) jeune âge. Karst propose une incursion en toute simplicité dans les montagnes de la province de Guizhou et invite à la contemplation d’un quotidien qui se reflète dans chaque effort, chaque geste, chaque parole de cet environnement. Pour rappel, nous nous sommes entretenus avec le réalisateur qui a accepté de nous confier ses intentions.
Dans un village isolé de la province de Guizhou, au sud-ouest de la Chine, une éleveuse de bétail est confrontée à la maladie de ses animaux. Elle traverse la campagne pour solliciter l’aide d’un vétérinaire en ville, renouant en chemin avec des figures de son passé.
Difficile de croire que Karst est né d’un simple projet étudiant, encore moins que son scénariste et réalisateur est tout juste diplômé de la Beijing Film Academy. Non pas que le réalisme et la ruralité soient d’ordinaire réservés aux cinéastes de l’ancienne génération, mais Yang Suiyi s’inscrit dans une telle approche anti-spectaculaire et concentrée sur le quotidien que son premier film porte déjà les rides d’une expérience de vie étendue. Cette illusion, Yang Suiyi la doit à ses influences du côté du cinéma suédois sur lequel le jeune réalisateur se spécialise durant ses études à l’université et dont les tendances naturalistes trouvent de nombreux échos dans Karst.
Aucune histoire n’est ici vraiment racontée. Une éleveuse de bétail que l’on devine veuve se préoccupe de ses animaux qui refusent de se nourrir du jour au lendemain. Si l’on ne peut pas réellement qualifier cet incident d’élément perturbateur, il sera en tout cas à l’origine des déplacements de la femme tout au long du film, à la recherche de médicaments et à la rencontre de ses voisins. Karst demande alors au spectateur un effort de concentration semblable à celui de descendre du village par les petites routes bossues pour se rendre dans la vallée. Le dispositif, détaché de tout spectaculaire, uniquement soutenu de plans fixes et porté par un montage minimaliste, invite à prêter attention à chaque détail de l’environnement sur la bande-son discrète de Lim Giong. La richesse du récit se trouve au détour d’une conversation amicale entre voisins, dans le bruissement d’un arbre centenaire ou les craquements d’une bâtisse en ruines. À l’image d’un paysage karstique, les habitants de cette région sont pareils au lent processus de formation d’une stalactite et communiquent leur histoire par eux-mêmes au sein de cet espace apprivoisé qui est le leur, au travers d’une parole ou d’un geste anodins.
En faisant appel à des acteurs locaux non-professionnels, à de vraies histoires du coin et à moitié à de l’improvisation en suivant les journées de cette femme sans interruption, Yang Suiyi se rapproche précieusement de la forme la plus pure de l’authenticité. La notion de narration par l’environnement n’a jamais été aussi vraie que lorsque la caméra se concentre avec insistance sur les traces encore visibles mais résiduelles d’une mémoire oubliée, tels qu’une maison laissée à l’abandon, un fossile de poisson en pleine montagne ou un vieux pick-up garé dans le fond du champ. Malgré cette application maniaque d’un réalisme spatio-temporel, Karst n’a rien d’un documentaire et s’offre des moments suspendus irréguliers où le son et l’image s’étouffent pour nous rappeler qu’une fiction est à l’œuvre. Yang Suiyi ne propage pas non plus son dispositif narratif minimaliste à l’image, celle-ci étant toujours extrêmement travaillée tout en manifestant l’intention du réalisateur de filmer les sujets à distance comme ses souvenirs d’enfance le sont du temps présent. Il se voue à restituer la beauté de la nature et les traces de l’activité humaine sur celle-ci, dans une forme de complémentarité spirituelle entre les deux entités qui prend vie à l’écran dans cette scène où le scooter d’un voisin emprunte la courbe sinueuse des champs de blé comme Le vent nous emportera d’Abbas Kiarostami.
Le tout fait que Karst n’est ni paisible, ni tragique, mais dans un entre-deux où les cicatrices silencieuses de chacun habitent l’image et cohabitent avec le paysage. Dans sa volonté de représenter une communauté marginalisée du mode de vie urbain, Yang Suiyi se met spectateur d’une vie rurale difficile, dépendante des conditions météorologiques pour les récoltes et sujette à la crise des déserts médicaux. Mais une vie qui repose avant tout sur l’entente, l’échange et la solidarité vers lesquels le cinéaste dirige son objectif avec beaucoup d’attendrissement. Une simple séance de cuisine partagée entre deux femmes seules qui se rejoignent pour déjeuner après des années, ou le mouvement de main d’un ami protégeant tout naturellement le visage de son voisin des branches sur la route, en disent certainement plus que la voix et les mots.
Richard Guerry.
Karst de Yang Suiyi. Chine. 2025. Projeté au Festival Allers-Retours 2025.