Jiajun Oscar Zhiang - All or Nothing at All

ALLERS-RETOURS 2025 – All, or Nothing at All de Jiajun Oscar Zhang

Posté le 11 février 2025 par

Projeté au Festival Allers-Retours, All, or Nothing at All est le premier long métrage de Jiajun Oscar Zhang, une déambulation sentimentale et existentielle dans un centre commercial.

Shanghai, centre commercial Global Harbour. Yoyo, jeune femme vaguement moderne et paumée (éconduite sentimentalement et indécise sur son avenir professionnel après quatre années d’études au Royaume-Uni) suit en secret les pas de Lan Tian, prof de danse hip-hop. Dans ce temple rococo aseptisé où tout est marchandise, on suit plusieurs jours son errance spleenesque et sa traque pathétique de Lan Tian qui la trompe avec Perry, une mère de famille en instance de divorce. Des relations humaines, intimes, profondes, sont-elles possibles dans cet environnement où les êtres anonymes s’évitent et se frôlent ?

Jiajun Oscar Zhiang - All or Nothing at AllAll, or Nothing at All est le premier long métrage de Jiajun ‘Oscar’ Zhang. Il a cofondé avec l’artiste coréenne Hee Young Pyun le collectif Slowly Moving Images, qui a pour point de départ l’idée du film comme moyen d’explorer la relation entre les humains et leur environnement. Ce n’est pas un hasard si Hee Young Pyun, ici co-scénariste, est architecte de formation (ou que la Yoyo du film soit tentée par des études d’architecture). Le centre commercial Global Harbour est un personnage à part entière du film. Un personnage ? Plutôt un Léviathan, un processus qui détermine la psychologie et les comportements de Yoyo, Lan Tian, Perry et de toute la faune du centre commercial : clients, commerçants et agents de sécurité.

Trois éléments sont particulièrement intéressants : le point de départ du film (le projet de tourner l’intégralité des scènes dans un non-lieu comme Global Harbour), sa mise en œuvre (le voyeurisme et la surveillance généralisée permis par plusieurs supports : la caméra du réalisateur et les smartphones des acteurs) et sa mise en scène en deux parties comme processus de déshumanisation / réhumanisation ou d’anonymat / affirmation identitaire).

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Non-lieu

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En 1992, l’anthropologue Marc Augé publiait Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, ouvrage dans lequel il définissait le non-lieu comme un espace interchangeable où l’être humain reste anonyme. Exemples : aéroports, gares, aires d’autoroutes, grandes chaînes d’hôtel mais aussi centres commerciaux. Autant de lieux emblématiques de notre époque globalisée, surmoderne. Des espaces avant tout utilitaires et destinés à des personnes de passage, où les individus anonymes se croisent sans vraiment se rencontrer et où les relations sont superficielles et commerciales.

Global Harbour est un centre commercial à l’identité 100% globalisée, avec son gigantisme et ses décors en pièces rapportées. L’identité de chaque magasin s’incorpore dans un décor plus important à la fois rococo et minimaliste, ni asiatique ni européen ni rien. Ou tout cela à la fois. Un décor de non-lieu. Yoyo, Lan Tian et Perry évoluent anonymes parmi la foule pour y consommer, y travailler et tenter de nouer des relations sentimentales et amoureuses. Dure tâche. C’est d’ailleurs éloquent que les centres commerciaux organisent régulièrement des attractions pour feindre un semblant d’humanité et de cohésion émotionnelle entre les clients, comme cette scène de démonstration de danse hip-hop sous un flot de neige artificielle. Moment épiphanique. Autre procédé, très intime, pour contrefaire des relations humaines : au rayon des cosmétiques, les vendeuses aguichent les clientes pour leur appliquer de la crème sur la main (et toucher leur peau)… mais dans un unique but commercial : leur vendre un produit ou les ajouter dans un groupe de discussions WeChat. Jiajun Oscar Zhang retranscrit parfaitement cette mauvaise comédie du commerce, particulièrement perverse mais atténuée par l’ambiance fausse et aseptisée de ce non-lieu. 

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Voyeurisme

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Avez-vous déjà observé avec attention les foules d’un centre commercial ? En suivant des yeux quelques minutes un groupe de personnes, puis un autre, en imaginant qui elles sont, d’où elles viennent ou ce qu’elles vont faire ? Avez-vous déjà croisé et soutenu le regard d’un inconnu ? All, or Nothing at All est rempli de ces moments où, après une phase d’évitement (en baissant les yeux ou en manipulant frénétiquement son smartphone), Yoyo et Lan Tian observent autour d’eux pour croiser le regard de l’autre, pour exister. Comme l’histoire se déroule sur plusieurs jours, les mêmes personnages se croisent sans vraiment se voir, que ce soit le garçon de café, le livreur de nourriture ou cet omniprésent client qui erre sans but, sauf celui, peut-être, de justement voir les gens.

Jiajun Oscar Zhiang - All or Nothing at All

La majorité des plans est tournée par le réalisateur, véritable démiurge et ordonnateur de ce chaos pourtant très organisé et codifié (comme quand on regarde une fourmilière, ce bordel méticuleux) mais le film incorpore des images directement filmées au smartphone par les acteurs. Comme une expérience collective et immersive. Les plans au smartphone sont parfois zoomés à l’extrême jusqu’à devenir un amoncellement de pixels grossiers et abstraits. Une drôle de représentation du réel. Ajoutons à cela les caméras de surveillance omniprésentes dans les non-lieux. On est par défaut filmé à tout instant : pour des mesures sécuritaires (pour les clients) et commerciales (pour juger des capacités de vente des commerçants). Si ces caméras ne sont pas utilisées dans le dispositif filmique, elles sont parfaitement incorporées dans la conscience des individus qui se savent potentiellement regardés derrière un écran (un dispositif métafictionnel ironique qu’on détaillera dans quelques lignes). Terrible contradiction : c’est dans les non-lieux que l’on est le plus anonyme… et filmé en permanence. Une condition existentielle quasi-fantomatique, spectrale.

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Humains avant tout

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À quel point le centre commercial est-il un non-lieu de déshumanisation ? C’est tout le sujet du film. Comment y nouer des relations autres que commerciales ? Comment ne pas s’y mouvoir comme les automates de Soft City du peintre norvégien Pushwagner (une certaine idée de la vie concentrationnaire), lévitant en rang d’oignon sur des escalators, piétinant entre deux couloirs et faisant la queue à une caisse ? Le non-lieu est potentiellement le lieu de tous les possibles, de toutes les rencontres. Chacun y endosse un rôle : simple client, agent d’entretien, vendeuse de cosmétiques, serveur de café, avec l’accoutrement qui va avec. On pense bien sûr à la démonstration de Jean-Paul Sartre sur le garçon de café dans L’Être et le Néant (« nothing at all« ). Le garçon de café joue à être un garçon de café car il a peur de se réaliser vraiment. Il se ment à lui-même et cette mauvaise foi ne fait que trahir sa peur d’exister librement. Or l’individu ne peut se réaliser pleinement qu’en devenant « ce qu’il est », sans jeu, ni mensonge. Que se passerait-il si un livreur devenait danseur de hip-hop, si une cliente devenait vendeuse de cosmétique ? Un autre jeu, un autre mensonge, ou la possibilité d’explorer une nouvelle facette de soi-même ?

Jiajun Oscar Zhang et Hee Young Pyun ont choisi d’explorer ce changement de costumes en scindant le film en deux parties : All et Nothing at All. Dans la première, on suit l’étudiante Yoyo à la recherche de son ex-amant Lan Tian ; dans la seconde, on suit un autre Lan Tian (interprété par un autre acteur), jeune réalisateur, qui filme ce qu’il voit dans le centre commercial, en interrogeant les commerçants, pour écrire le scénario d’un film qui se passerait dans Global Harbour. Ce Lan Tian se prend d’affection pour Yoyo devenue vendeuse. Tous les personnages secondaires et figurants vus dans la première partie endossent d’autres rôles. On comprend alors que All est la fiction imaginée par le réalisateur de Nothing at All. Le dispositif va plus loin puisque All, or Nothing at All est monté en deux versions (A et B) : soit on commence par All, soit on commence par Nothing at All. Un ordre qui influence la perception et la réception du spectateur, qui peut comprendre plus ou moins rapidement le lien entre les deux parties et la métafiction à l’œuvre : le jeu de miroir et de doubles, et la fiction dans la fiction. Un procédé ironique qui montre au spectateur l’artifice de sa mise en scène : de toute façon, tout cela n’est qu’un film, un jeu de rôles.

On peut malgré tout voir dans ce dispositif une volonté de montrer qu’un réenchantement de la vie reste possible, même dans un centre commercial froid et spectral. Il ne tient qu’aux individus de changer (ou de sortir de leur) rôle, voire « être soi-même », agir par delà son uniforme. Vaste question existentielle s’il en est, qui plus est dans notre surmodernité et notre mise en scène permanente, notre exhibition, voulue ou subie, à travers tous les dispositifs vidéo à notre portée.

L’ambiance et les thématiques d’All, or Nothing at All, rappellent ce qu’a fait Pen-ek Ratanaruang dans son court métrage 12-20 (une possible rencontre amoureuse dans un aéroport et un avion) et son long Ploy (les vies fluides et fantasmées dans un hôtel). Encore une fois des histoires de non-lieux.

Marc L’Helgoualc’h

All, or Nothing at All de Jiajun Oscar Zhang. Chine. 2023. Projeté au Festival Allers-Retours 2025