Succès mondial en salles, le dernier film du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof impressionne par sa maîtrise esthétique et narrative. Passant habilement du drame sociétal au thriller familial, sur fond de manifestations contre le régime après la mort de Mahsa Amini, Les Graines du figuier sauvage est une ode à la liberté et au courage des femmes iraniennes. Auréolé du Prix spécial du jury à Cannes, le long-métrage est disponible en DVD et Blu-Ray depuis le 4 février chez Pyramide Video.
Il a raté la Palme d’Or de très peu. Acclamé par la critique à Cannes, Les Graines du figuier sauvage est peut-être la dernière œuvre que son réalisateur, Mohammad Rasoulof (Le Diable n’existe pas, 2020), aura pu tourner en Iran. De fait, s’attaquer aux bouleversements liés à la mort de Mahsa Amini, jeune femme tuée en 2022 par les autorités islamistes en raison son voile, et aux manifestations inédites qui ont suivi, c’était osé. Toute la réussite du film repose sur le choix de ne pas refaire l’Histoire : pas de reconstitution des événements pour Rasoulof, qui préfère utiliser avec force les images des journaux télévisés et les documents filmés et postés sur les réseaux sociaux par les Iraniens à l’époque. S’il prend bien soin de flouter le pire, l’effet est là : corps dans des mares de sang, arrestations brutales, foules en colère face aux mensonges d’Etat… Dans le film, les cris de révolte et de désespoir vont alors faire éclater le huis-clos d’une famille bien sous tout rapport, qui se retrouve touchée de plein fouet par les conséquences du drame.
Dans un appartement moderne mais étroit, Iman, père de famille pieux et aimant, vient d’être nommé juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Entouré de sa femme particulièrement dévouée, Najmeh, et de ses deux filles adolescentes, Rezvan et Sana, il fête sa réussite et l’espoir d’enfin obtenir une habitation cossue et sécurisée. En attendant, le régime lui a prêté un revolver pour se défendre, qu’il ramène chaque soir chez lui. Rapidement, l’homme intègre réalise que la corruption gangrène le régime et qu’il doit choisir : signer des arrêts de morts sans procès, ou perdre son travail. Après la mort de Mahsa Amini, Iman se noie dans la paperasse mortifère et rentre de plus en plus tard chez lui. Il ne réalise pas que ses filles passent leurs journées à regarder des vidéos des violences et à critiquer la propagande du régime qu’il défend, malgré les remarques de leur mère, prise entre deux feux. Un jour, Rezvan revient chez elle avec une amie gravement blessée lors des manifestations, et les trois femmes décident de prendre soin d’elle en cachette. De secret en dissimulation, un climat de méfiance commence à gangréner le foyer. Quand le revolver d’Iman disparaît, la psychose s’empare du petit cercle.
Le huis-clos domestique est construit par Mohammad Rasoulof comme le miroir d’une société iranienne sous surveillance et paranoïaque, dont la volonté de contrôle total se heurte nécessairement à l’individualité et aux velléités de ses membres. Le réalisateur est bien placé pour le savoir : lui-même a réussi à contourner le système de censure pour tourner son film, avec une équipe réduite mais volontaire. C’est peut-être par nécessité, mais le résultat n’en est que plus marquant : presque tout a été filmé dans des espaces fermés, dans lesquels les femmes sont des prisonnières faussement libres. C’est de ce labyrinthe imposé d’enfermement que le réalisateur tente de sortir ses personnages, jusqu’à un final grandiose dans lequel les places s’intervertissent dramatiquement.
Pour incarner ces figures complexes, dans un film désapprouvé par le régime, Rasoulof a fait appel à Missagh Zareh (Iman), critique de la censure au sein du cinéma iranien, et Soheila Golestani (Najmeh), actrice militante justement arrêtée lors du mouvement “Femme, vie, liberté”. Pour les deux adolescentes, le réalisateur a refusé d’impliquer des mineures et a engagé deux jeunes adultes, Setareh Maleki (Sana) et Mahsa Rostami (Rezvan). A l’heure où nous écrivons ces lignes, une partie de l’équipe, dont le réalisateur lui-même, a dû fuir le pays après la diffusion du film à Cannes, pour échapper aux condamnations.
Les Graines du figuier sauvage n’est pas pour autant un film manichéen. Certes clairement à charge contre le régime, il s’inscrit dans la continuité du précédent long-métrage du réalisateur, Le Diable n’existe pas, et sa brillante plongée dans la psyché des différents composants du système, notamment d’hommes souvent dépassés par ce qu’on attend d’eux, par leurs convictions et leur boussole morale. Les choix qu’ils doivent faire sont fatals, sans retour. C’est là que réside tout l’art de Mohammad Rasoulof, dans la mise en scène du moment de bascule irrémédiable, dans la perte finale d’humanité. Le régime fabrique des monstres, mais ces monstres ne sont pas uniquement déterminés par le régime. Ils restent responsables de leurs actes.
BONUS
Entretien avec Mohammad Rasoulof (30min) : dans cette interview très riche, le réalisateur explique ce qui l’a poussé à écrire et tourner son dernier film. Il évoque notamment son séjour en prison en 2022, qui lui a permis de mieux comprendre la façon de penser des hommes au service du système. De cette expérience, il a tiré son inspiration pour le personnage du père. Libéré juste après les émeutes dans le cadre d’une amnistie générale, il a découvert l’ampleur des actions menées par les plus jeunes sur les réseaux sociaux, et a tenu à représenter cette nouvelle génération à l’écran. Il aborde ensuite les difficultés éprouvées pendant le tournage, de la quête des actrices à la direction à distance qu’il a dû mettre en place pour protéger son équipe. Se sachant condamné à la prison pour d’autres affaires, il narre enfin sa fuite hors du pays, et l’accueil chaleureux que lui a réservé le public au Festival de Cannes.
Interview avec Asal Bagheri, spécialiste du cinéma iranien (25min) : l’enseignante-chercheuse revient sur l’histoire du cinéma underground en Iran, de sa naissance après le mouvement vert de 2009 à sa seconde vague en 2022 avec “Femme, vie, liberté”. Elle souligne que si Mohammad Rasoulof a toujours fait partie de ce cinéma contestataire, il est toutefois le premier à aborder si frontalement le sujet des émeutes qui ont touché le pays après la mort de Mahsa Amini. L’usage de vidéos d’époque tournées avec des téléphones devient alors tout autant un moyen de contourner le problème technique de la reconstitution qu’un outil de diffusion massif de ces archives historiques. Asal Bagheri insiste également sur la représentation inédite selon elle d’un foyer iranien, dans lequel aucune femme ne porte le voile. Cette souplesse permet au réalisateur de jouer habilement sur les longueurs de cheveux de ses personnages pour refléter symboliquement la force des plus jeunes filles. Une métaphore filée jusqu’à la dernière scène du film où, dans un geste d’espoir assez inédit dans le cinéma de Rasoulof, Sana cause la perte de son père, devenu l ‘incarnation ultime du régime fanatique.
Audrey Dugast
Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof. Iran. 2024. En DVD et Blu-Ray le 04/02/25 chez Pyramide Video.