ALLERS-RETOURS 2025 – Interview de Lu Dan pour The Absent

Posté le 8 février 2025 par

Projeté dans le cadre du Festival Allers-Retours 2025, The Absent est un récit se déroulant dans un Xinjiang enneigé, faisant se rencontrer des personnages d’ethnies différentes avec le point commun d’être tous absents de leur cercle familial. Nous avons pu rencontrer sa réalisatrice, Lu Dan.

La réalisatrice Lu Dan – le 01/02/2025 – Photo de Hong Yi

 

Dans un petit village enneigé au Xinjiang, Ivan, un jeune photographe de l’ethnie russe, retourne chez lui après des années d’absence. Fuyant les tensions familiales, il s’installe dans un hôtel local où il croise Refati, le propriétaire tatar des lieux, et Xiaoyu, une jeune fille Han à la recherche de son père.

Pouvez-vous nous parler de la région dans laquelle se déroule le film et de ses habitants ?

Mon film a été tourné à Tacheng. C’est une petite ville du nord-ouest du Xinjiang, à la frontière avec le Kazakhstan. On y trouve plus de 20 groupes ethniques, ce qui en fait l’une des villes les plus diversifiées du Xinjiang. Les communautés y cohabitent plutôt bien.

Le film met en scène trois personnages. Deux d’entre eux sont interprétés par des acteurs non-professionnels originaires du Xinjiang, tandis que le troisième rôle est confié à une jeune actrice venue d’ailleurs. Comme je n’avais jamais réalisé de fiction ni de court-métrage, seulement des documentaires, j’ai passé beaucoup de temps à regarder des vidéos et des documentaires sur le Xinjiang. C’est ainsi que j’ai découvert l’acteur qui allait jouer le propriétaire de l’hôtel. Dès que je l’ai vu, j’ai su qu’il était parfait pour ce rôle. Nous sommes retournés au Xinjiang depuis Pékin pour le retrouver. Il vit à Tacheng et il appartient à la communauté tatare.

Je voulais que le deuxième personnage masculin soit russe, pour me rapprocher de mon père. Je suis retournée au Xinjiang et j’ai organisé des castings dans plusieurs villes : Yili, Ürümqi, Tacheng. C’est à Ürümqi que j’ai trouvé l’acteur qui joue Ivan. Il a fait ses études en Russie pendant plusieurs années et parle couramment le russe. Il est lui aussi d’origine tatare, comme l’acteur qui joue le propriétaire de l’hôtel, et a assuré une partie du travail de traduction sur le tournage.

Le rôle de la jeune fille a été attribué à la suite d’un casting. Il y avait peu d’actrices locales correspondant au rôle et nous avons choisi enfin une candidate d’une autre région.

La réalisatrice Wang Lina a aussi filmé sa région natale, le Xinjiang, dans des films tels que A First Farewell. Vous êtes aussi originaire du Xinjiang. Vous sentez-vous proches en matière de création cinématographique ?

Je connais les films de Wang Lina. Je l’aime beaucoup. Nous nous sommes rencontrées cette année. C’est après avoir tourné The Absent que j’ai découvert A First Farewell, car mon film a été tourné en deux fois, en 2019 puis en 2021. Wang Lina a étudié le documentaire. Cela se ressent dans la sensibilité de son regard. Nous avons fait nos études dans la même école et comme j’ai aussi réalisé des documentaires, j’apprécie beaucoup son approche.

Le sujet de votre film est l’absence dans la famille, être loin de ses proches. Avez-vous ressenti ce sentiment dans votre vie pour qu’il imprègne votre film ?

En anglais, le titre du film est The Absent. À l’origine, il s’appelait La Troisième rive, j’ai changé pour un titre qui me semblait plus proche du thème. Les trois personnages du film ont tous une personne absente dans leur vie ou bien ils ont eux-mêmes ces absents. Ce thème me touche personnellement. Quand j’étais au Xinjiang, je n’avais qu’une idée en tête : partir. Une fois que j’ai quitté ma ville natale pour faire mes études, je suis devenue une absente pour ma famille. En 2019, lorsque j’ai commencé à écrire ce film, cela faisait déjà longtemps que j’avais quitté les miens. D’autre part, le personnage de Refati, le propriétaire de l’hôtel, fait écho à mon père, qui a été absent de ma vie.

Le personnage de Refati, à un moment du film, brûle son accordéon, signe de la fin de ce qui l’animait dans la vie, suite à la mort dans sa mère. Juste après cette scène, une naissance apparaît à l’écran. Vous semblez vouloir évoquer le cycle de la vie et des générations. N’y avait-il aucune voie de sortie pour ce personnage ?

L’accordéon est un objet clé pour Refati. Dans la première version du scénario, il ne le brûlait pas. Comme sa fille est morte au fond d’un lac, d’une mer, j’avais d’abord envisagé une scène où le personnage briserait la glace avec l’accordéon avant de le laisser sombrer, pour faire référence à la disparition de sa fille. Mais notre budget a été limité et il était difficile de tourner cette scène en hiver, quand le lac est complètement gelé. J’ai décidé qu’il le brûlerait, pour faire ses adieux au passé.

J’ai pensé au personnage en lien avec mon père. Je ne sais pas pourquoi, mais avec le temps, son caractère a beaucoup changé. Je voulais que Refati montre deux visages bien distincts : il était un accordéoniste, il avait de grands talents, il était quelqu’un de chaleureux et enthousiaste ; puis, il est devenu cet homme enfermé dans son hôtel, comme s’il était devenu prisonnier de lui-même. L’hôtel sous la tempête de neige, c’est une métaphore de son enfermement. À la fin du film, quand il range le panneau indiquant que l’hôtel est à vendre, c’est comme s’il dépassait enfin cette prison. Ce n’est plus un lieu qui le retient, mais un point de départ pour tenter de recommencer à vivre.

À propos du cycle de la vie, je pense que la mort rapproche ceux qui sont séparés de leur vivant. De même, une nouvelle vie peut offrir un nouveau point de vue.

Le médium de la photographie est très présent dans le film, par le personnage d’Ivan. Avez-vous un intérêt particulier pour la photographie ?

J’ai étudié le documentaire. Après mes études, j’avais pris l’habitude de sortir avec mon appareil photo reflex. J’ai intégré cet aspect dans le personnage d’Ivan. Même s’il s’agit d’un homme, ce que je raconte à travers lui s’inspire de mon propre vécu.

Il y a trois personnages dans le film, présentant des points communs, et se rencontrant. Comment avez-vous articulé leur écriture ?

Je ressens à quel point mon état d’esprit a changé entre le moment où j’ai commencé à écrire le film et aujourd’hui. Dès le départ, j’ai voulu créer trois personnages issus de générations et de parcours différents, avec des états d’âmes distincts. La jeune fille, c’est moi au moment où je venais de quitter ma ville natale, prête à tout abandonner pour me lancer dans de nouvelles expériences. Ivan, c’est moi au moment où j’écrivais le film, après des années passées loin de chez moi, avec ce sentiment d’être à la fois incapable de rentrer et incapable de trouver ma place ailleurs, comme si j’étais rejetée deux fois. Quant à Refati, en l’écrivant, j’essayais de comprendre mon père, d’imaginer ce qu’il pouvait ressentir. C’est ainsi que j’ai construit ces trois personnages – ces trois “moi” –-ces trois regards et histoires entremêlés.

Quel est votre moment de cinéma, une scène ou film qui vous a particulièrement marqué ?

Le plan final de Paysage dans le brouillard (1988) de Théo Angelopoulos, où le frère et la sœur, partis à la recherche de leur père, aperçoivent au loin un arbre noyé dans la brume.

Propos recueillis par Maxime Bauer le 01/02/2025.

Traduction et transcription par Xinyu Guan et Liu Xutong.

The Absent de Lu Dan. Chine. 2024. Projeté au Festival Allers-Retours 2025.