À l’occasion du Festival Allers-Retours 2025, l’actrice taïwanaise Wu Ke-xi est invitée à Paris pour présenter le film Blue Sun Palace de Constance Tsang, présenté en avant-première avant sa sortie en salles en mars par Nour Films. Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec elle.
Blue Sun Palace est un film qui montre ce qui unit les communautés chinoises ou sinophones à l’étranger. Qu’avez-vous pensé du traitement de ce sujet dans le scénario quand vous l’avez eu entre les mains ?
Quand j’ai lu le scénario pour la première fois, je l’ai trouvé plutôt bien. Les personnages d’expatriés chinois ne me sont pas étrangers. Dès mes débuts au cinéma, dans mon premier long-métrage Poor Folk, puis dans Ice Poison et Adieu Mandalay, j’ai interprété des immigrés chinois en Birmanie ou en Thaïlande. J’ai donc une certaine connaissance de leur situation, de leurs luttes pour survivre en terre étrangère.
Ce qui m’a challengée dans Blue Sun Palace, c’est que cette fois, l’histoire se déroule aux États-Unis. Le contexte est différent, ce qui implique d’autres réalités. Je connaissais peu les communautés chinoises aux États-Unis. Avant le tournage, j’ai dû aller sur place, observer, m’immerger dans leur quotidien. Il fallait que je comprenne leurs peurs, leur “rêve américain », leurs combats et leurs désirs. Ce sont des choses qu’on ne peut ressentir pleinement qu’en étant présent là-bas, avec eux.
Avant même que je ne lise le scénario, la réalisatrice m’avait expliqué qu’elle avait été très marquée par les fusillades dans les salons de massage d’Atlanta en 2021. Cet événement l’a poussée à réfléchir aux salons de massage et à la communauté chinoise aux États-Unis. Par hasard, moi aussi, cette tragédie m’avait profondément impactée. À l’époque, j’avais fait beaucoup de recherches à ce sujet. J’ai ressenti une affinité avec Constance, une sorte de yuanfen (une affinité prédestinée), ainsi qu’un défi, alors j’ai accepté le rôle.
On sent des influences de Hou Hsiao-hsien et Tsai Ming-liang chez Constance Tsang dans sa manière de capturer les images. En revanche, les expressions des personnages sont la plupart du temps moins monolithiques, ils rient, pleurent et montrent de la fatigue de manière plus classique que chez ces réalisateurs. Comment la réalisatrice vous a-t-elle dirigée ?
Dès mon arrivée à New York, Constance Tsang et moi avons beaucoup discuté du personnage et du scénario. On a accroché tout de suite. Dans le film, il y a de nombreuses scènes où je partage des moments de joie avec les autres femmes et des séquences émotionnellement chargées. Pendant le tournage, j’ai vraiment ressenti une connexion particulière, une sorte d’osmose. Constance comprend profondément la notion de girlhood, cette intimité et cette solidarité entre femmes. Sur le tournage, on est vite devenues amies avec les autres actrices, donc nos interactions étaient naturelles. On savait où allaient nos personnages, ce qu’ils voulaient. Souvent, on se laissait porter par l’instant, ce qui a apporté aux scènes une authenticité.
Dès les premiers jours de tournage et même pendant nos échanges avant le début, j’ai senti que Constance comprenait ce que c’est que le jeu face caméra. Je me suis sentie en confiance, ce qui m’a permis de jouer naturellement et d’être complètement investie dans mon rôle. Elle m’a aussi aidée à modifier des détails, les cadres ou la composition des plans. Travailler avec elle a été un vrai plaisir. Tout s’est très bien passé. Elle sait ce qu’elle veut et elle nous décrit ce que nous avons montré. Elle observe nos performances et nous guide quand c’est nécessaire.
Ce tournage était aussi remarquable grâce à Lee Kang-sheng, qui est un acteur formidable. Nous avions peu de temps et un budget serré, nous tournions en pellicule 16mm, donc chaque plan comptait. En 18 jours seulement, on devait boucler la plupart des scènes en un à trois plans. C’était intense, mais justement, cela a créé une belle complicité parmi nous. Je me sentais tout à fait à l’aise sur le plateau. Beaucoup de scènes ont été jouées en réaction directe à ce que je ressentais sur le moment. C’est comme ça que le film a été tourné.
On a aussi beaucoup expérimenté. On discutait et faisait des répétitions avant le tournage. Le scénario évoluait toujours. Sur le plateau, on cherchait la meilleure façon d’interpréter les scènes. Parfois, Constance me demandait quels étaient les objectifs et les motivations du personnage. Une fois que c’était clair, elle me laissait improviser, ressentir la scène. On n’avait pas de style de jeu préétabli, pas d’intention d’être forcément dans la retenue ou dans l’excès. Ce que le personnage me faisait ressentir à l’instant, je le traduisais directement. Ensuite, la réalisatrice me faisait ses retours : elle me disait que c’était très bien, ou bien elle proposait des changements. Souvent, tout venait de manière organique, naturelle. C’est ainsi que nous avons trouvé la tonalité du film.
La scène du massage de l’homme blanc est assez dure et perturbante. Il supplie votre personnage comme s’il était en détresse mais se montre ensuite violent et ne tient pas son engagement. Cette scène vous-a-t-elle particulièrement marquée, ou y en a-t-il une autre que vous retenez encore plus ?
Oui, cette scène a été difficile à jouer. Nous avons fait beaucoup de préparations. Il y avait un coordinateur de cascades, qui nous a aidés, moi et l’acteur, à répéter l’action. Le moment où il devient violent était chorégraphiée comme une scène d’action, avec des consignes précises pour éviter toute blessure et me protéger. Nous avons passé du temps dessus. Parce que cette scène est intime, nous avions également une intimacy coordinator, une coach spécialisée pour nous aider à aborder ce genre de séquences. L’objectif était de nous assurer que tout se passe bien pour nous, sur le plan physique et émotionnel. J’ai aussi passé beaucoup de temps avec de vraies masseuses, pour observer leur quotidien et apprendre les gestes du massage.
Mais ce qui est intéressant, c’est que la scène que vous voyez dans le film n’est pas celle du scénario initial. À force de discussions avec des masseuses et des professionnels du secteur, nous avons réalisé que dans la réalité, ces situations ne se déroulent pas comme dans la version écrite du script. Les échanges sont rarement directs et les signes souvent plus subtils.
Cette scène était difficile à gérer aussi parce que nous ne voulions pas qu’elle devienne une simple question de bien ou de mal. L’homme qui se fait masser porte aussi sa solitude, sa détresse et ses frustrations sociales et économiques. Il cherche une forme de réconfort. Le personnage féminin, de son côté, ressent à la fois de la pitié et du malaise. La situation reflète aussi une certaine forme de discrimination.
En plus d’échanger avec des masseuses et la communauté chinoise, nous avons également consulté une association qui offre des consultations gratuites aux femmes et aux hommes confrontés à la violence sexuelle ou à des situations difficiles. Ils nous ont expliqué comment ce genre de situation se produit dans la réalité.
Dans sa version finale, nous avons trouvé, avec la réalisatrice, une scène plus intéressante. Ce n’est pas une opposition tranchée entre le bien et le mal. Le personnage masculin n’est pas un “méchant” pur. Il est soumis à ses luttes et ses désirs. C’est un être humain. Quant au personnage féminin, elle a sa part de résistance, elle subit aussi une certaine pression.
Pour vous mettre dans le rôle d’une émigrée taïwanaise faisant des petits boulots parmi les plus difficiles, vous-êtes vous préparée particulièrement ?
Grâce à mes expériences de tournages précédentes, je connaissais ce type de préparation. Je savais qu’en arrivant à New York, il me faudrait apprendre le massage, me balader dans les rues, prendre le métro, m’immerger dans les quartiers chinois, échanger avec des travailleurs. J’ai aussi fait de la cuisine dans le restaurant pour mieux comprendre l’espace.
Ce que j’aime de plus en plus dans le cinéma, c’est l’inconnu du tournage, tout ce qui reste imprévisible même après avoir préparé un rôle à fond. On parle souvent de ces “moments de miracle” dans le cinéma. Bien sûr, je sais quelles émotions et quels gestes mon personnage va exprimer, mais j’attends avec impatience les réactions qui ne peuvent surgir que sur le plateau, au moment du tournage. Quand tout est prêt – lumière, caméra, mise en scène – je me plonge dans la scène ; parfois, quelque chose d’inattendu se produit. C’est ça, pour moi, faire du cinéma : capturer ces instants de vérité. Constance dirige ses acteurs de la même façon, ce qui a rendu notre collaboration encore plus enrichissante.
Ces dernières années, j’écris aussi des scénarios. Cela me permet de discuter avec les réalisateurs et les réalisatrices non seulement de mon rôle, mais aussi de la structure globale d’un film, en portant un regard d’autrice. Certaines scènes de Blue Sun Palace ont été tournées dans les rues de New York, avec des passants qui n’étaient pas au courant. Midi Z a souvent utilisé cette approche, notamment dans Ice Poison et Adieu Mandalay. J’étais donc à l’aise avec l’aspect technique. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est d’échanger avec les cinéastes sur la construction du récit dans son ensemble, et de chercher ensemble comment rendre une histoire encore plus puissante.
Vous écrivez des scénarios. Vous écrivez depuis longtemps. Avez-vous un projet en cours ? Pouvez-vous nous en parler ? Est-ce que vous pensez passer à la réalisation un jour ?
Après Nina Wu, j’ai continué à écrire. Ce film m’a permis de développer des collaborations aux États-Unis. Plusieurs producteurs m’ont contactée pour travailler sur des thrillers psychologiques ou des histoires centrées sur des personnages féminins. Pendant la pandémie, j’ai passé deux ans à travailler à distance avec des producteurs et productrices américains, en apprenant à écrire un scénario selon le format américain. Il y a plusieurs projets. Certains sont en phase de pré-production. Il s’agirait de coproductions entre Taïwan et les États-Unis. Pour ce qui est du contenu… Je garde la surprise ! (rires) J’aimerais aussi collaborer avec des équipes en France. Ce voyage à Paris me permet d’explorer et de voir si quelque chose va m’inspirer.
Mon dernier film avec Abderrahmane Sissako, Black Tea, a aussi été une expérience formidable. C’est un réalisateur exceptionnel. Il laisse beaucoup de place à l’échange et à l’improvisation. Ce projet a réuni des équipes de France, de Belgique, de Taïwan, et d’Afrique . Le tournage a été très agréable. J’en ai profité.
Vous avez joué dans plusieurs films de Midi Z. Pouvez-vous nous parler de votre rapport à ce cinéaste singulier ?
Midi Z m’a fait découvrir le cinéma. Il a été une figure clé dans mon parcours, à la fois prof et ami.
Depuis mon enfance, j’étais attirée par les arts de la scène, mais je n’avais aucun modèle dans ma famille. Personne n’a travaillé dans ce domaine. J’ai d’abord fait du hip-hop, puis je suis passée au théâtre et j’ai joué dans quelques pièces. À l’époque, je ne savais rien du cinéma. Quand j’ai voulu me lancer dans l’audiovisuel, j’ai commencé par des castings ou des courts-métrages, puis par des petits rôles de figurante dans des productions taïwanaises. Nina Wu s’inspire d’ailleurs de certaines de ces expériences, notamment des moments où j’ai été maltraitée sur des plateaux en tant que figurante.
Ma rencontre avec Midi Z a été un vrai tournant. Il préparait un court-métrage et passait un casting. Il venait d’intégrer le Golden Horse Film Academy, sous la direction de Hou Hsiao-hsien. Nous avons tourné ce premier projet ensemble. J’ai tout de suite compris que c’était ce que je voulais faire : ce cinéma lié à la littérature, le théâtre, la danse, la musique….
Myanmar venait tout juste de s’ouvrir au monde. Midi m’a proposé d’aller y tourner un film indépendant, avec deux ou trois personnes, sans script. J’ai accepté. On a pris l’avion sans trop savoir à quoi s’attendre. C’est ainsi qu’on a tourné mes premiers films : Poor Folk, Ice Poison. On improvisait au gré des rencontres et des lieux que nous découvrions. On a pris des risques. Puis est venu Adieu Mandalay, une production plus importante.
C’est à partir de cela que nos films ont commencé à être repérés dans les festivals. J’ai toujours aimé échanger avec les gens, poser des questions sur leur travail, comprendre comment tout cela fonctionnait. Je découvrais alors l’univers des grands festivals de cinéma, des critiques, des analyses. À force de discussions, j’ai commencé à apprendre, avec du recul, sur ce que nous faisions. Cela m’a donné envie d’écrire moi-même. C’est sous la direction de Midi Z que j’ai avancé dans ce métier. J’en suis profondément reconnaissante. C’est une belle rencontre.
L’an dernier, j’ai participé au montage de son documentaire The Clinic, en compétition aux Golden Horse Awards pour le Meilleur Documentaire et le Meilleur Montage. L’histoire ne s’arrête pas là. J’ai hâte de voir où cela nous mènera encore.
Entretien réalisé à Paris au Musée Guimet le 31/01/2025 par Maxime Bauer.
Traduction et retranscription depuis le mandarin par Xinyu Guan.
Remerciements à Wu Ke-xi et l’équipe du Festival Allers-Retours.
Blue Sun Palace de Constance Tsang. Etats-Unis. 2024. Projeté au Festival Allers-Retours, en salles le 12/03/2025.