MUBI – Le Moulin de Huang Ya-li

Posté le 13 décembre 2024 par

Du haut de ses deux heures et quarante-deux minutes, Le Moulin de Huang Ya-li souffle un vent fort et déconcertant sur le cinéma documentaire taïwanais. Monumental, protéiforme, opaque et méditatif, il est toutes ces choses à la fois et trouve logiquement sa place dans le catalogue de MUBI.

Poésie, littérature, peinture et extraits de vieux films se rencontrent dans cet essai lyrique sur Le Moulin, un collectif de poètes taïwanais qui s’opposèrent, au cours des années 1930, à la supériorité culturelle de l’occupant japonais et à la domination du réalisme en poésie.

Le cinéma de fiction taïwanais, au cours du siècle dernier, s’est construit autour de la recherche d’une identité culturelle à la dérive ; entre l’héritage colonial japonais et le retour des nationalistes chinois, les traditions millénaires et la modernité occidentale, toutes ces manifestations qui s’entrecroisent et font de l’île un laboratoire à ciel ouvert où les traumatismes intergénérationnels rencontrent la quête de mémoire dont les inspirations artistiques locales se sont éprises.

Le cinéma documentaire taïwanais, de son côté, n’a jamais eu bon vent, la fiction étant si proche de la réalité qu’elle fait en quelque sorte le travail à sa place. C’est pourquoi la plupart des documentaires qui nous parviennent, ne « documentent » pas tant qu’ils ne s’aventurent dans d’autres modalités d’expression et dans l’essai cinématographique tel que discuté par André Bazin et Alexandre Astruc, une forme d’art où la règle est de ne pas en avoir et qui considère l’objet filmique comme une argumentation audiovisuelle, un outil d’analyse expérimental. Conception qui résonne forcément sur l’île de lettres qu’est Taïwan, en toute connaissance de ses cercles intellectuels les plus éminents parmi lesquels un collectif de poètes qui s’opposèrent à l’autorité du réalisme en poésie, dans un contexte colonial pour l’heure incontestable. « Le Moulin Poetry Society » s’organise à une époque où le colonialisme japonais en est tout à la fois l’incubateur et le prétexte. L’ère Taisho qui précède les années 1930 est marquée par une occidentalisation manifeste de l’Empire au cours de laquelle les arts européens rencontrent l’intérêt croissant des cercles intellectuels japonais et, par extension, de la colonie taïwanaise alors assimilée depuis près de 40 ans. Comme une sorte de revanche sur la « supériorité culturelle » du Japon, cette même fascination pour les arts européens suscita un petit groupe de poètes à la révolution artistique en infusant leurs vers de discours subversifs et de formes retenues du surréalisme. Un moulin comme symbole de ce vent nouveau.

Si besoin – ou non – il y avait de se remémorer la genèse du collectif, c’est que Huang Ya-li ne s’y attarde aucunement. Le documentariste réactualise l’idée d’une poésie avant-gardiste telle qu’elle est née en 1933, sous la forme d’un cinéma expérimental qui favorise l’expérience et l’expressivité des images. La nouveauté déroutante d’un poème du siècle dernier, devient celle d’un documentaire s’offrant au regard comme une œuvre-palimpseste où André Breton et Cocteau sont convoqués au même titre que la poésie traditionnelle. Un chaos du sens réconcilié par le montage dans une démarche artistique libre et affranchie des formes de narration classique que Chris Marker n’aurait pas reniée. À la place, Le Moulin fait le pont avec notre époque et invite à embrasser la discontinuité des images au-delà du sens, à interpréter cette ébullition artistique au travers d’une entreprise intertextuelle et intermédiale singulière faite de sons, de lettres et de textures.

Indiscutablement élitiste, cette poésie moderniste dont le documentaire épouse les formes ne saura convenir qu’à un public qui accepte de jouer le jeu. Toujours est-il que la réalité de l’Histoire arrache par sursauts le cercle des poètes disparus de leur rêverie lors de scènes où les envolées lyriques s’évaporent devant l’ombre de la guerre et provoquent dans le même temps la transformation du documentaire. Pour Huang Ya-li, les poètes semblent tout aussi importants que le cadre politique et historique de leurs intentions. Si Le Moulin fait montre d’une quelconque forme d’abstraction, elle ne déborde finalement que très peu sur les enjeux de la réalité coloniale et post-coloniale taïwanaise. Entre autres, Yang Chih-chang est emprisonné à la suite de l’Incident 228 et Li Chang-jui est exécuté sommairement peu de temps après. Un funeste destin que Huang Ya-li ne peut contourner, quitte à abandonner sa posture documentaire quand celle-ci se heurte aux frontières infranchissables de l’Histoire. Cette façon si particulière de raconter un autre visage du XXème siècle taïwanais, rend le témoignage intact et inestimable à l’échelle des littératures de l’île. Le Moulin réactive cette mémoire oubliée, en préserve la magie tout autant que les blessures avec la même poésie, la plus belle étant maintenant celle de la postérité.

Richard Guerry.

Le Moulin de Huang Ya-li. 2015. Taiwan. Disponible sur MUBI.