FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2024 – Entretien avec le réalisateur Prabash Chandra

Posté le 28 novembre 2024 par

A l’occasion de l’édition 2024 du Festival des 3 Continents, nous avons pu rencontrer le réalisateur indien Prabash Chandra pour son film en compétition, Hearth and Home (Alaav). Formidable fresque du temps qui passe et du lien qui unit un fils et sa mère atteinte d’Alzheimer, le long-métrage impressionne et déstabilise par son rythme lent et contemplatif.

J’ai appris que vous avez d’abord été physicien nucléaire avant de devenir réalisateur. Comment êtes-vous venu au cinéma ? 

Je suis né dans le Bihar, qui est un État très féodal et patriarcal en Inde. Chaque fils doit devenir scientifique ou docteur, il n’y a pas d’autre voie. Mon père voulait ainsi que je sois un scientifique. Pour cela, je suis parti à Delhi pour étudier, en 2008 ou 2009. J’ai alors commencé à faire du théâtre sans le dire à mes parents. Le but n’a jamais été d’en faire ma profession, car ce n’est pas une carrière stable, ou acceptable pour eux. Finalement, après avoir fini mes études en 2016, j’ai décidé de quitter le milieu scientifique. J’étais en position de choisir ce que je voulais faire de ma vie. J’ai visionné de nombreux films, je me suis formé en autodidacte, j’ai lu sur le cinéma, j’ai échangé avec des amis. Puis je me suis enfin lancé. 

Que pensent vos parents à présent ? 

Ils sont heureux. Ils réalisent que je fais ce qui me plaît. 

Hearth and Home est un film très intéressant sur le plan narratif et technique. Comment avez-vous développé ce projet ? 

J’ai rencontré Bhaveen, le fils du film, il y a six ans, via des amis. Je me suis rendu chez lui et j’ai vu sa demeure, qui avait beaucoup de caractère. Ensuite, j’ai vu cette femme, Savitri, sa mère. Elle avait déjà des symptômes d’Alzheimer, mais moins extrêmes que ce que l’on peut observer dans le film. J’ai échangé avec eux. Il faut savoir qu’en Inde, pays encore très patriarcal même dans des villes comme New Delhi et Bombay, ce sont les filles qui prennent soin de leurs parents. Même si elles sont mariées, on attend d’elles qu’elles reviennent et s’occupent d’eux. Ici, c’est le fils qui s’occupe de sa mère, c’est une inversion des rôles peu traditionnelle, alors que Bhaveen a une sœur. J’observais tout cela à chaque fois que j’allais chez eux, et après trois, quatre ans, j’ai décidé d’en faire un film. Pour montrer tout l’amour qu’il y avait entre eux, toute la compassion et le soin – il change ses couches, l’emmène aux toilettes – mais aussi la frustration, l’amertume qui peut advenir lorsqu’on s’occupe de quelqu’un. Ce n’est pas tous les jours facile. J’en ai parlé à Bhaveen et à Savitri, et ils ont accepté. Ensuite, ça a été tout un travail avec mon équipe. Avec mon monteur, nous avons réfléchi à l’approche à adopter pour ne pas être intrusif, pour devenir invisibles dans leur espace et ne pas perturber l’intensité des lieux. Nous avons alors eu l’idée de ces plans statiques et des longues prises pour construire une expérience temporelle. Chaque activité, chaque acte aura un rythme propre. 

Il y a un angle différent à chaque plan, même si c’est au sein de la même pièce. Comment avez-vous décidé de l’emplacement de chaque caméra ? 

Aucun des angles n’a été utilisé deux fois. Nous avions le droit à une prise pour capturer la scène pour que cela reste naturel, donc je donnais quelques instructions à Bhaveen et Savitri basées sur la structure que j’avais construite. Ils savaient ce qu’ils devaient faire, mais étaient libres ensuite d’improviser. Je voulais que la maison soit filmée de différents angles pour capturer l’écoulement du temps pour Bhaveen. Ce n’est pas une situation récente pour lui, cela fait plus d’une décennie qu’il fait tout ça. 

L’étirement du temps tout au long du film m’a beaucoup rappelé l’œuvre de la cinéaste belge Chantal Akerman, Jeanne Dielman. Est-ce une comparaison qui vous semble pertinente ?

C’est un très beau film. Elle montre le temps que prend l’épluchure d’une pomme de terre. C’est un dispositif similaire que j’ai voulu mettre en place. Il y a par exemple ce moment où Bhaveen tente de mettre son dentier à Savitri. Cela prend du temps, c’est désagréable pour elle. Que ça dure 5 minutes ou 8 minutes ne me dérangeait pas. L’important était de capturer l’atmosphère et l’émotion de cette scène. 

Comment définiriez-vous votre film ? Ce n’est pas une fiction, mais pas tout à fait un documentaire non plus…

Pour moi, il y a une ligne très floue entre documentaire et fiction. J’ai toujours été très touché par ce qui se passe autour de moi, la vie ne demande qu’à être capturée. Dans le même temps, en tant que réalisateur, j’ai des visions en tête, des idées, une envie d’apporter quelque chose. Une part de ce que je réalise est donc écrite. C’est une expérience que j’avais déjà tenté avec mon dernier film. Je ne vois pas les choses dans des cases « documentaire » ou « fiction ». Je raconte une histoire pour dire la vérité. Évidemment certaines choses ne s’écrivent pas et ce qui se passe spontanément dépasse l’écriture. 

Il y a notamment une scène qui m’a particulièrement marquée, lorsque Savitri est sur les toilettes : c’est un moment particulièrement intime qui interroge les capacités de consentement de cette vieille femme atteinte d’Alzheimer…

Je vais être honnête avec vous. En tant que réalisateur, avant de tourner le film, je me suis posé beaucoup de questions. On se demande quelles sont les limites morales et éthiques. Je savais qu’on allait m’interroger. Savitri est atteinte d’une forme de démence liée à Alzheimer, mais quelques heures par jour, elle réussit encore à être elle-même avant de perdre de nouveau ses moyens. J’ai échangé longuement avec Bhaveen pour déterminer comment nous allions faire. C’est lui qui la comprend le mieux, et nous avons décidé de parler avec elle avant chaque prise pour lui expliquer ce qui allait se passer. Si nous avions son accord, nous tournions, mais dès que nous sentions qu’elle était mal à l’aise, nous arrêtions tout. Je ne voulais pas faire un film voyeuriste, qui exploite son sujet. Filmer les moments de faiblesse était malgré tout un choix difficile. Nous n’étions que deux à l’intérieur de la maison, mon caméraman et moi. Le reste de l’équipe opérait de l’extérieur. Je ne voulais pas qu’elle se sente prise au piège. La scène de la salle de bains était très dure à tourner pour moi. J’ai fait très attention à ce qu’il n’y a pas de nudité, car ce n’était pas mon propos. Le but était de montrer toutes les facettes du soin à la personne.  

Le sujet de la vieillesse n’est par ailleurs pas beaucoup abordé dans le cinéma indien n’est-ce pas ? 

Oui exactement. C’est un film qui est d’autant plus difficile à accepter que c’est un homme qui s’occupe de la maison. Mais ce n’est pas seulement un film destiné à l’audience indienne. Partout dans le monde, les gens ont besoin de soin, surtout les plus âgés. Au-delà de la langue et de la culture, c’est un thème universel, une émotion partagée. Nous vivons à une époque marchande, tout est nécessairement un échange. Quand ce n’est pas le cas, sommes-nous encore capables de maintenir des relations ? Bhaveen aurait pu engager une infirmière pour prendre soin de sa mère, et vivre sa vie. Il n’a pas fait ce choix. Il a décidé de donner de lui-même, de façon désintéressée. 

Votre dernier film, I’m Not the River Jhelum (2022) s’intéressait à la situation au Cachemire, un sujet particulièrement sensible en Inde actuellement. Comment a-t-il été reçu ? 

J’ai subi beaucoup d’attaques lorsque j’ai montré le film. A présent, il est interdit en Inde à cause des nationalistes. C’est l’histoire d’une jeune fille qui grandit dans une zone de conflit. Les femmes sont déjà plus exposées aux violences que les hommes dans la vie normale, mais lors de guerres ou de conflits, ce sont souvent elles qui souffrent le plus. Je n’avais pas les autorisations pour tourner le film sur place, donc j’ai fait cela en douce, dans la tradition du cinéma de guérilla. Le Cachemire est un endroit très changeant. C’est comme être sur un volcan, l’armée a toujours plus ou moins un œil sur vous et peut vous arrêter à tout instant. 

Cela a-t-il rendu la production de vos projets suivants compliquée ? 

Bien sûr. De toute façon, j’ai produit Hearth and Home avec toutes les ressources financières que j’avais, car comment voulez-vous convaincre un producteur d’investir dans un film comme celui-ci. J’ai réuni l’argent en travaillant, notamment en tant qu’enseignant, et j’ai fait un emprunt à la banque. 

Aujourd’hui, beaucoup de films d’auteurs indiens bénéficient de coproduction avec l’Occident. Que pensez-vous de cette tendance ? 

C’est une des seules façons de faire à présent, et tant mieux si ça peut soutenir la création. Travailler avec un producteur étranger, c’est toutefois courir le risque de devoir adapter son œuvre à ses exigences. Bien sûr ils peuvent aussi être assez intelligents pour ne pas intervenir et comprendre le projet tel quel, mais cela peut effrayer. Le but quand on investit de l’argent, c’est d’ensuite faire du profit. Pour cela, il faut s’adapter aux audiences occidentales, tant dans le récit que dans la durée du film. Si l’on m’avait demandé de raccourcir mon film, il aurait perdu tout son sens. La promesse d’être diffusé ne peut pas se faire en sacrifiant l’art. Si j’arrive à financer par moi-même tous mes projets, je serai le plus heureux des hommes, mais ça reste à voir. 

Quel sera votre prochain projet ? 

J’ai une multitude d’idées en tête, mais je vais attendre l’année prochaine avant d’entamer quoi que ce soit. J’aimerais faire un film sur un peintre dalit. Travailler sur la peinture est particulièrement cinématographique. 

Entretien réalisé par Audrey Dugast. 

Hearth and Home (Alaav) de Prabash Chandra. 2024. Inde. Présenté en avant-première au Festival des 3 Continents 2024.

Remerciements à l’équipe du Festival des 3 Continents.