Lors de ce Festival du Film Coréen à Paris (FFCP), les habitués ont eu le plaisir de retrouver Oh Jung-min, dont le court métrage Coming of Age avait été récompensé en 2018 et qui avait présenté ses courts métrages lors de la séance Flyasiana de l’édition 2019 du festival, avec la présentation de son premier long métrage, House of the Seasons (son titre coréen signifie « le petit-fils aîné« , avec la connotation de « l’héritier« ). Comme dans ses courts métrages, le réalisateur penche un regard à la fois tendre et cruel sur les relations familiales, dans le portrait d’une famille où, en dépit de l’attachement manifeste des uns envers les autres, de sourdes tensions finissent par venir au jour.
Alors que la famille Kim se retrouve un été pour les rites ancestraux dans la maison familiale près de Daegu, l’héritier supposé, Seong-jin, annonce que pour se consacrer à sa carrière d’acteur, il rejette l’idée de reprendre l’usine de tofu fondée par ses aïeux. On suit alors l’évolution de cette famille au cours des saisons dans les mois qui suivent, entre drames, secrets étouffants et lueurs d’espoir.
Ce qui marque tout de suite dans le film est sa profonde bienveillance pour ses personnages : tout est fait pour qu’on veuille les comprendre, même lorsqu’ils sont à leur plus misérable. Très tôt dans le film, une séance de photo sert à illustrer les relations interpersonnelles, sur le mode comique, mais avec un fond un peu douloureux (ce que confirme plus tard une scène de retouche de la photo pour falsifier le récit familial). Le 장손 (« jeongson« ) éponyme du titre coréen refuse sa place dans la famille ; le film commence quand il rejoint le clan, et s’achève quand il le quitte ; l’amour débordant de ses grands-parents semble lui peser, alors même que la grossesse de sa sœur ne semble être perçue que comme un détail par ceux qui les entourent. On remarque d’ailleurs que le rêve d’émancipation du protagoniste semble être davantage soutenu par les femmes de sa famille, sa grand-mère imaginant même qu’il finira acteur-président comme Reagan, alors que les hommes de la famille sont empêtrés dans la reproduction patriarcale. En effet, au détour d’un dialogue on découvre que le père (l’inévitable Oh Man-seok, le pasteur de Secret Sunshine, qu’on retrouve cette année dans un petit rôle dans Concerning my Daughter) avait d’autres aspirations et se voyait un autre destin que de reprendre l’usine, ce qui explique son comportement parfois erratique, ou que le rapport du grand-père à sa généalogie est plus complexe qu’il n’y paraît initialement.
La perte de mémoire et de contrôle de soi de ce grand-père est d’ailleurs comme une mise en abyme des souffrances familiales, avec une généalogie dont les racines semblent symboliquement tronquées (terrible scène au cimetière en cours de film), encore plus lorsque la grand-mère disparaît du récit, jusqu’ici personnage tempérant, bien qu’elle-même complexe ; on se retrouve alors face à un paradoxe, puisque tous les troubles familiaux viennent de cet attachement à la tradition, qui est le prétexte des premières scènes du film. Cet ordre social est d’ailleurs ce qui ronge les relations, chacun se retrouvant à une place qui ne lui convient pas et en voulant aux autres qui ne sont,, en fait pas plus épanouis. Le film joue aussi, délicatement et sans insister, sur la question du rapport à la religion, avec un personnage chrétien, ce qui complique encore la gestion de la tradition et de la transmission, et des départs avec des adieux que la narration vient sans cesse annuler, comme si on ne pouvait échapper au poids de la famille. A chaque fêlure chez l’un des personnages correspond une scène qui aide à comprendre pourquoi il est devenu ce qu’il est, à chaque acte ou parole terrible, correspond un moment qui revendique l’humanité. Sur le fond, c’est un drame de l’impossible communication, causée par une transmission qui ne marche plus. A ce titre, la réaction d’un des personnages lors d’une scène de veillée funèbre, face aux générations précédentes qui se disputent sur la bonne façon d’incarner son deuil, est assez révélatrice : l’émotion et les sentiments sont parasités par l’absurdité de vouloir « tout arranger » dans les règles, pour reprendre l’expression du grand-père, ce qui explique le ton mélancoliquement attendri du réalisateur devant ses personnages qui ne savent plus se montrer qu’ils s’aiment (très jolie scène avec la tante vers la fin du film) et se trahissent en raison de leur loyauté à des valeurs auxquelles ils n’adhèrent même pas.
L’esthétique du film est très soignée, avec de beaux effets, en particulier son ouverture et son épilogue, d’un plan de l’usine de tofu qui se révèle progressivement à travers la vapeur à une vue du village qui suit de très loin un des personnages, de plus en plus lointain à mesure qu’il s’éloigne de l’usine, en accomplissant par un plan séquence très émouvant une prophétie mentionnée plus tôt. C’est un film de paysages et d’acteurs, à la fois drôle et déchirant, qui met à jour le cœur d’une famille en assumant de ne pas définitivement trancher ; l’avenir des relations familiales est laissé entre les mains de l’héritier malgré lui, maintenant détenteur involontaire des secrets familiaux, légataire de ce monde dont il voulait se détacher. Pour un premier long, c’est une indéniable réussite, amère et attachante.
Florent Dichy.
House of the Seasons de Oh Jung-min. Corée du Sud. 2023. Projeté au FFCP 2024