LIVRE – Le cinéma taiwanais, fictions d’une nation de Wafa Ghermani

Posté le 2 novembre 2024 par

Wafa Ghermani, éminente spécialiste du cinéma taïwanais, propose dans le livre Le cinéma taiwanais, fictions d’une nation, aux éditions Mimesis, un essai passionnant sur les films de l’île de Formose, traçant autour d’eux les grandes thématiques qui animent le débat public autour de cet état à la position si délicate dans l’Histoire et la géopolitique moderne.

Le cinéma taïwanais est placé sur la carte de la cinéphilie mondiale pour ses films du Nouveau cinéma dans les années 1980 et 1990, qui ont su se trouver une place dans les petits et grands festivals internationaux. Les ouvrages sur Hou Hsiao-hsien et Edward Yang ne manquent pas, aussi bien dans les pays anglo-saxons qu’en langue française ou chinoise. Mais le cinéma taïwanais dispose d’une histoire singulière avant et après cette période, qui se révèle très peu commentée malgré les efforts des différents organes de promotion de la culture taïwanaise. C’est à cet angle mort qu’a choisi de répondre Wafa Ghermani, à travers quatre grands chapitres : l’histoire du cinéma taïwanais des origines à nos jours, Taïwan comme territoire dans le cinéma, le cinéma taïwanais face aux évènements et sa façon de répondre aux discours politiques, et enfin un chapitre entier dédié à l’identité taïwanaise par la description de la représentation au cinéma des différents peuples et catégories d’habitants Han qui habitent l’île.

L’ouvrage compte 220 pages d’analyse sur ses sujets qui imbriquent d’autres sujets, ce qui pourrait paraître court, mais la fine écriture de Wafa Ghermani permet de restituer toutes les informations nécessaires. Ainsi, l’évocation de la première partie de l’histoire du cinéma taïwanais se révèle particulièrement satisfaisante compte-tenu de sa complexité et des vides laissés par le manque de conservation des films. En effet, lorsque le cinéma naît en Europe et que sa technique se répand dans le monde à la fin du XIXème siècle, Taïwan vient de passer quelques années auparavant du stade d’une province récemment chinoise à celui de colonie japonaise. Cet état des choses se poursuit jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale où Taïwan redevient une province chinoise (avant la débâcle du Kuomintang qui instaure la République de Chine en 1949, un Etat différent de la République Populaire de Chine communiste sur le continent). Le cinéma colonial japonais est lui-même un sujet complexe à part entière, l’Archipel nippon traitant tout à fait différemment ses colonies, que ce soient la Corée (administrée dans la plus grande brutalité, Bastian Meiresonne évoque l’aspect cinématographique de l’histoire coloniale japonaise en Corée dans son ouvrage-somme sur le cinéma coréen), le Mandchoukouo (où le cinéma japonais tente de proposer son cinéma « chinois » avec ses propres stars) ou Taïwan (où les infrastructures sont développées malgré la tentative d’assimilation des habitants, aborigènes ou Han, comme Japonais). Wafa Ghermani recense un certain nombre de films produits à l’époque par des organes officiels taïwanais, des cinéastes amateurs ou même des petites productions locales, des films quasiment tous perdus aujourd’hui.

À l’instar de Hong Kong, et malgré l’usage de la technique de la post-synchronisation, le cinéma taïwanais des années 1950 à 1970 est marqué par deux pôles linguistiques. À Hong Kong, les production locale en cantonais et les productions en mandarins issus des transfuges du cinéma shanghaïen (ainsi que des productions en amoy, dialecte du Fujian d’où sont originaires beaucoup de Taïwanais et qui les fait s’intéresser à ces films) définissent des publics différents. Taïwan compte de nombreux dialectes, les deux principales langues étant le taiyu que parlent l’essentiel des Han vivant sur place depuis avant 1949, et le mandarin imposé par l’administration autoritaire de Chiang Kai-shek une fois installé sur l’île à partir de 1949. Wafa Ghermani décrit parfaitement les rouages de la production et de la censure autour des industries en taiyu et en mandarin, ainsi que leurs nombreuses spécificités respectives, et dépeint leurs vedettes.

De nombreux autres thèmes émaillent l’ouvrage, et si l’on avait peur que Wafa Ghermani ne fasse qu’esquisser le si populaire Nouveau cinéma, son évocation s’articule parfaitement avec les autres sujets du livre, notamment en matière de politique, de censure, d’identité et de choc mémoriel. L’Histoire tumultueuse de Taïwan, générant d’abord une succession de films magnifiques par des artistes engagés et vecteurs d’une charge esthétique, trouve ici son analyse la plus rigoureuse et fluide possible en langue française.

Maxime Bauer.

Le cinéma taiwanais, fictions d’une nation de Wafa Ghermani. Paru aux éditions Mimésis le 20/06/2024.