Roboto Films sort en édition Blu-Ray/DVD Great Jailbreak de Ishii Teruo, à mi-chemin entre le film d’évasion, de vengeance et de yakuza qui témoigne de la persona filmique de la star Takakura Ken, à la croisée des chemins.
Ichiro, condamné à mort, attend son exécution dans le couloir de la mort de la prison d’Abashiri après avoir été trahi par ses anciens acolytes. Avec d’autres codétenus, il s’évade de prison pour préparer sa vengeance. Mais le climat extrême du nord du Japon ne va pas leur faciliter la tâche.
Great Jaibreak est l’occasion de découvrir un Ishii Teruo œuvrant dans le polar, corpus fort conséquent de sa filmographie mais assez peu exporté en Occident où ses films d’exploitation (la série des Joys of Torture (1968-1973), Female Yakuza Tale (1973), Les Huit vertus bafouées (1973)) et quelques fascinants ovnis (Blind Woman Curse (1970), Horror of Malformed Men (1969)) lui valurent une reconnaissance tardive grâce à la vidéo et la diffusion en festivals. Ishii retrouve sur Great Jailbreak l’acteur Takakura Ken, dont il contribua à établir le statut de star avec le film Abashiri Prison (1965). L’immense succès de cette production va lancer une saga au très long cours de 18 films, dont 11 réalisés par Ishii Teruo. Le postulat de chacun est assez proche, avec un Takakura dans le rôle de Shin’ichi Tsukibana, prisonnier au sein de la vraie prison d’Abashiri à Hokkaido, cherchant à s’évader et vivant moult aventures. Usé à la fois par les schémas répétitifs de la série, ainsi que par les tournages éprouvants dans les rudes climats d’Hokkaido, Ishii, malgré ses dispositions de réalisateur de studio malléable, finira par jeter l’éponge avant le vrai/faux retour que constitue Great Jailbreak. Sorti en 1975, soit trois ans après l’ultime opus de Abashiri Prison, Great Jailbreak est initialement pensé comme une reprise de la série avant de prendre en partie une autre direction.
Le film de yakuza, et par extension l’étendard du genre qu’en incarne Takakura Ken, a connu bien des mues en quelques années. Takakura Ken, malgré la nature criminelle de ses personnages, dégageait une aura de droiture chevaleresque associée au sous-genre du Ninkyo produit par la Toei durant les années 60. Fukasaku Kinji va venir bousculer tout cela au début des années 70, avec des œuvres innovantes dans le fond et la forme, présentant des yakuzas plus rugueux, brutaux et finalement humains dans la saga Combat sans code d’honneur, Le Cimetière de la morale (1975), Guerre des gangs à Okinawa (1971), Okita le pourfendeur (1972). Takakura Ken, las de la persona filmique du Ninkyo qu’il reproduit à longueurs de rôles, semble donc un peu dépassé face à des stars émergentes révélées par Fukasaku comme le truculent Sugawara Bunta. Great Jailbreak apparaît alors comme une sorte de compromis entre le Ninkyo des années 60 et le Jitsuroku, son successeur des années 70. Les éléments familiers comme le cadre de la prison Abashiri, l’évasion et la présence de Takakura Ken sont donc bien là. Mais ce dernier porte un autre nom que celui de son personnage d’Abashiri Prison, et le thème musical (chanté par Takakura himself) de la saga, bien connu du public japonais, est absent afin de marquer la différence.
Dans le cadre du récit, cet entre-deux se poursuit avec la différence marquée entre Takakura et ses compagnons d’évasion. Le générique désigne leur « palmarès » criminel peu reluisant, tandis que la cavale révèle chez la plupart d’entre eux une monstruosité abjecte, notamment par une tentative de viol. Takakura est à part de ses affreux comparses et ne se montrera impitoyable qu’avec ceux qui le méritent lorsqu’ils se placeront sur son chemin. Ishii souligne les actions nobles du personnage, installant de fugaces moment d’émotion suspendue (la mort du vieillard évadé devant son ultime coucher de soleil) et le montrant capable de risquer d’être démasqué afin d’aider une jeune femme (Koike Asao) en détresse. Il y a une volonté de maintenir l’aura chevaleresque et la dimension d’homme du peuple auquel le public peut encore s’identifier. L’infamie est réservée aux anciens comparses de Takakura (un flashback le dédouanant du meurtre pour lequel il est condamné à mort), que Ishii exprime par les actes observés ou laissés hors-champ et de véritables tares physiques illustrant la pourriture de leurs âmes tel l’horrible Goda (Tanaka Kunie).
Formellement, on oscille entre une tonalité apaisée et introspective (l’errance dans les plaines enneigées, la chambre d’auberge partagée par Takakura et la jeune femme) et le style plus heurté, violent et chaotique hérité de Fukasaku. C’est sans doute le problème du film de n’avoir pas réussi à suffisamment équilibrer son ton entre une certaine profondeur solennelle, et le récit d’exploitation plus décomplexé – soit justement le schisme entre le Ninkyo et le Jitsuroku. A ce titre, le personnage de Sugawara Bunta, malgré tout le charisme rigolard de l’acteur, semble un prétexte à faire le liant entre les genres, tonalités et époques du film de yakuza estampillé Toei. A la retenue dominant l’essentiel du récit, le final particulièrement brutal et gore donne l’impression d’avoir basculé dans un autre film. Great Jaibreak est donc un polar efficace, mais dont l’intérêt se savoure davantage par sa mise en contexte que par la réelle originalité du film.
BONUS
Un entretien (24 min) avec Julien Sévéon, spécialiste du cinéma asiatique et habitué des bonus. Il revient sur la saga Abashiri Prison et établit le lien avec Great Jaibreak, tout en développant sur la carrière de Ishii Teruo au sein de Toei et au-delà.
Un livret de 36 pages comportant deux essais des journalistes Pauline Martyn et Nathan Stuart. Le texte de Pauline Martyn, passionnant, met en parallèle la carrière de Takakura Ken et l’évolution du film de yakuza avec la difficulté de l’acteur à se fondre dans les mues du genre durant les années 70. Le texte de Nathan Stuart complète le bonus de Sévéon en creusant davantage le parcours de Ishii Teruo, tout en revenant plus précisément sur les conditions de productions de Great Jailbreak.
Justin Kwedi.
Great Jailbreak de Ishii Teruo. Japon. 1975. Disponible en combo DVD/Blu-Ray le 15/09/2024 chez Roboto Films