L’animation chinoise est en plein essor, que ce soit au cinéma ou sur les plateformes. Cette fois, c’est du studio Daisyview Animation et du réalisateur Jianming Huang que nous vient Goodbye Monster, distribué par Eurozoom. Entre comédie burlesque et wuxia tragique, l’œuvre est symptomatique de la dévorante ambition d’une voie de cinéma qui confirme petit à petit sa singularité.
Le monde de Kunlun, composé de milliers d’îles, est menacé par des forces maléfiques. Bai Ze, grand guérisseur, met son île en danger en voulant la protéger et se retrouve banni par ses maîtres. Sept ans plus tard, il y retourne pour se racheter.
Bai Ze est un guérisseur dans l’archipel céleste de Kunlun. Une série d’évènements le pousse à retourner sur l’île où il a grandi pour y affronter une force obscure. Ce qu’il faut comprendre dès les premières minutes de Goodbye Monster, c’est que comme beaucoup de la production chinoise, elles ancrent directement la situation dans un cadre mythologique extrêmement connu et commun en Chine. Bai Ze est l’une des créatures mythologiques les plus célèbres, et Kunlun est littéralement le lieu de naissance mythique, l’axis mundi originel, de la culture chinoise. C’est le lieu favori du développement du cinéma d’animation chinois, entre les adaptations ou réactualisations de figures mythologiques et les chroniques de la jeunesse contemporaine. Entre ces deux grandes voies qui structurent le cinéma d’animation, les studios qui veulent se faire une place choisissent souvent la première option qui permet de créer des œuvres qui sont aussi parfois des démonstrations de la capacité d’un studio ou l’affirmation d’une esthétique spécifique. Dans les lieux communs de l’imagerie mythologique, la technique et la mise en scène sont les seuls moyens de dépasser la concurrence, celle inhérente à la logique de studios, mais aussi celle des autres écrans du spectateur contemporain. Goodbye Monster ne manque pas à cet impératif économique par son ancrage mythologique. Mais contrairement à d’autres œuvres, l’ambition de Jianming Huang va au-delà de cet impératif.
Ce qui est notable dans Goodbye Monster, c’est sa coupure en deux parties distinctes. Une partie de comédie burlesque et une autre d’un wuxia tragique. Les deux incarnent l’héritage du cinéma hongkongais à la Wong Jing pour ses parties les plus troubles ou à la Stephen Chow pour les parties les plus réussies. On le décèle avec les jeux sur le rythme ultra dynamique et sur la manière d’aborder les gags par la matérialité des corps, la forme des personnages, la corpulence, la vitesse ou les capacités. Il y a aussi ce ton trivial voire grivois. Mais surtout cette imagerie et ses figures archétypales de familles chinoises, de la société civile comme médecin/guérisseur pour Bai Ze, et mythologique. L’œuvre s’inscrit dans cette continuité d’un cinéma chinois qui avait déjà trouvé sa voie, il y a 50 ans, mais lui réinjecte une nouvelle vitalité par les textures et la fluidité du numérique. Le calcul du dispositif scénique à l’aune de l’industrie est aussi le même qu’il y a 30-50 ans. Ce qui est perdu en perfection technique est équilibré par des propositions formelles à foison ou une rythmique de montage qui ne laisse pas le temps à notre œil d’être déçu de certains plans plats ou faibles dans les détails. C’est ce que Goodbye Monster tente et réussit le mieux : se réapproprier ce souffle de cinéma où certaines boursouflures semblent burlesques plus que lourdes. L’animation est ce canevas qui autorise les Chinois du continent à continuer le geste d’un cinéma qui était marginal pour l’injecter dans la culture mainstream pour toutes les générations. La mythologie par les formes hongkongaises avaient aussi ce rôle de perpétuer un imaginaire qui à l’époque ne pouvait plus exister de manière aussi forte dans le quotidien pour des raisons politiques. Aujourd’hui, ce retour mythologique par le biais d’un cinéma qui vise en majorité les enfants semble logique. Il n’est pas si facile de mettre de coté une culture multimillénaire. Autant l’épouser, et dans les vieux récits, créer de nouvelles formes.
Cependant, Jianming Huang ne brasse par que l’héritage hongkongais. Il s’inspire aussi de ses pairs dans l’animation contemporaine, notamment du côté des Français de chez Illumination. On y retrouve les tares de cette approche de l’animation. Les situations régressives, les gimmicks, les blagues sur des faits prosaïques comme les filtres de téléphones par exemple. Et surtout des personnages-mascotte comme les minions, facilement reproductibles pour le studio et facilement vendeur auprès d’un jeune public. Même si cette influence est moindre et n’existe que dans les premières 50 minutes, elle plombe parfois le rythme en voulant jouer sur les deux tableaux. Nous sommes pris entre des séquences parfois virtuoses dignes de l’héritage hongkongais, les poursuites par exemple. Puis d’autres un peu moins pertinentes mais extrêmement rythmées, dynamiques, qui plongent dans un état d’hyper stimulation sensorielle comme pour contrer la concurrence qui serait non pas celle des autres œuvres, mais celle des autres écrans chez un public qui a besoin d’être constamment en tension sous peine de condamner l’œuvre à être le second plan d’un autre écran.
Pourtant, l’œuvre n’est pas réellement une sorte de rollercoaster ou d’expérimentation radicale comme Le Royaume des abysses. Elle tente juste de combiner les deux forces qui l’animent par la transmission, cette fois de l’esthétique mythologico-picturale chinoise. Chez d’autres cinéastes d’animation ou d’autres studios, la volonté explicite de renouer avec la spécificité de la peinture chinoise, que ce soit par la texture de l’encre ou le dessin, est évidente. C’est aussi le cas dans Goodbye Monster avec le travail sur les particules qui est devenu la marque de fabrique de l’Empire du milieu en termes d’animation. Plus subtil, Jianming Huang utilise la grammaire des compositions picturales chinoises pour introduire certaines scènes avec l’utilisation d’un mouvement panoramique. Puisque la notion de paysage est une création chinoise selon Augustin Berque, c’est ce regard typique que partage le cinéaste avec son public. Les panoramiques, le surcadrage, la profondeur de champs avec des plans définis, et les placements dans l’espace bercent notre œil pour que justement les abstractions prennent forme dans un cadre de réalité.
Il y a toujours un plaisir légèrement psychédélique à se laisser emporter dans l’animation chinoise comme c’était le cas dans une partie plus fantaisiste du cinéma hongkongais. Les jeux d’échelles de plans, la fluidité des mouvements et des raccords, l’explosion des couleurs et des textures comme si l’œuvre était un bonbon lysergique, une sucrerie qui sans qu’on s’en aperçoive, nous pousserait dans un monde introspectif. Ce n’est pas une approche singulière à Goodbye Monster, c’est inhérent au wuxia, au cinéma, de tendre vers des logiques psychédéliques de mise en scène et de structures narratives, et c’est aussi inhérent à l’animation chinoise. Goodbye Monster propose une variation assez plaisante de ce geste esthétique désormais traditionnel. Dans la séquence de fuite dans la caverne au milieu de l’œuvre, un parchemin permet à Bai Ze d’ouvrir un passage à travers les rochers de la montagne pour fuir. Ce moment de transformation de la matière par la magie d’un artefact, donc d’une idée sur papier, est aussi le moment de basculement de l’œuvre d’un genre à l’autre, d’une tonalité à l’autre. Il semble être presque parfaitement au milieu de l’œuvre. Ce n’est pas un hasard pour une œuvre qui revendique et met en scène l’imaginaire taoïste d’en épouser les principes dans ses propres fondements. Passer à travers la matière solide du cinéma par l’animation pour trouver une voie fluide au-delà des antagonismes de la matière, c’est ce que propose l’œuvre au spectateur comme elle fait ses personnages l’incarner. La force obscure que combattent les personnages se situe à l’intérieur des objets magiques qui sont des images qu’ils ont extériorisé en artefact par leur pouvoir. Ils sont donc consumés par cette force comme les objets, et ils doivent affronter leur propre esprit pour s’en défaire dans un monde de représentations et d’abstractions. Ce parcours allégorique est aussi le parcours du spectateur qui se laisse hypnotiser par les dispositifs analysés précédemment. Du burlesque comique du début au combat fratricide de la fin, la séparation de la gravité des corps et des degrés de violence n’est qu’une vue de l’esprit, les deux sont des chocs de la matière. Une branche de la peinture chinoise se nomme Xieyi, c’est un style plus libre qui a pour sujet la figuration d’abstraction dans des paysages naturels. On pourrait traduire Xieyi littéralement par « dessin des sens ». C’est ce style plus confidentiel de la tradition picturale chinoise que semble faire revivre l’animation, et dont Goodbye Monster semble embrasser les principes. Pour les spectateurs comme pour les personnages il semblerait que ce soit le but du voyage, d’allier des sens et des abstractions dans le monde matériel. De trouver un équilibre entre la douleur des images rémanentes que sont les souvenirs et sa place dans la réalité du monde en tant qu’être social, en tant que corps qui fait corps avec le monde. Même dans certains écueils mélodramatiques du wuxia, le voyage intérieur auquel nous sommes conviés parvient à trouver un équilibre qui rend plaisant les défauts devant une sorte de transcendance mystique qui penche autant vers la rêverie enfantine que vers les profondeurs du taoïsme. Peut-être même qu’elle y dévoilerait que la grande transformation mystique serait du dépassement de l’enfance par la conscience qu’il faut incarner, ce qu’on prétend continuer et non pas vivre dans l’ombre des lumières chimériques des blessures enfantines, il s’agirait donc… de grandir. Pas mal comme leçon pour des grands enfants, et pour les petits aussi, histoire de garder l’équilibre.
Kephren Montoute
Goodbye Monster de Jianming Huang. 2022. Chine. En salles le 24/07/2024