La sélection 2024 du Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF) nous emmène en Thaïlande avec The Cursed Land, où les réalisateurs Panu Aree et Kong Rithdee nous font pousser la porter d’une maison hantée non seulement par des esprits, mais aussi par l’histoire et la multiculturalité du pays.
Suite au décès de sa mère, May et son père Mit emménagent dans le quartier musulman de Bangkok. Il devient rapidement évident que leur nouvelle maison est au cœur de rumeurs qui inquiètent le voisinage.
Panu Aree et Kong Rithdee, c’est une collaboration déjà bien établie sur deux autres longs-métrages, mais un premier pas dans le domaine de l’horreur. A ce titre, The Cursed Land se révèle conforme à ce que l’on pouvait en attendre, avec quelques faiblesses vis-à-vis de son genre dont il applique les codes sans les revisiter, compensées par la pertinence des thèmes politiques et religieux qui, en revanche, étaient déjà centraux dans la filmographie des réalisateurs.
Le mythe de la maison hantée fait partie des croyances surnaturelles les plus anciennes et les plus répandues à travers le monde. C’est donc sans surprise qu’il se décline ad nauseam dans les œuvres de fiction, au point qu’il peine à se renouveler – ce ne sont ni Paul W. S. Anderson, qui a emmené le genre dans l’espace avec Event Horizon, ni les français Alexandre Bustillo et Julien Maury, qui ont tenté une variation sous-marine avec The Deep House, qui diront le contraire. Avec sa grande maison abandonnée aux poutres grinçantes, au milieu d’un quartier aux allures rurales dans lequel Mit regarde ses voisins en chien de faïence, The Cursed Land n’a sur le papier pas grand-chose pour se démarquer. Alors si on y ajoute le poncif de l’horreur comme métaphore du deuil et de la culpabilité, on pourrait s’attendre à un résultat anecdotique.
Effectivement, si on s’en tient à examiner le film sous l’angle de son action ou même de la trajectoire individuelle des personnages, l’exécution est assez banale, voire parfois superficielle. May et Mit semblent uniquement définis par la tragédie qui les a frappés si bien que, faute d’être suffisamment développés, ils ne suscitent pas réellement l’empathie. Le brin d’antipathie du père est là aussi un cliché qui appelle de manière trop évidente une forme de rédemption finale. L’instillation de l’horreur manque par ailleurs de bonnes idées de réalisation, négligeant le pouvoir d’un cadrage habile ou de l’usage du hors-champs, et les effets visuels, s’ils sont de facture honorable, n’en détonnent pas moins par leur aspect trop manifestement numérique. Tout cela, en somme, dénote un film trop scolaire, qui déroule les passages obligés du genre sans parvenir à se les réapproprier.
Pourtant, The Cursed Land ne se limite pas à cela. On peut même se demander si cette paresse dramaturgique ne vient de ce que Panu Aree et Kong Rithdee ont bien compris que ce ne serait pas sur ce terrain qu’ils se démarqueraient. Plutôt, c’est dans la capacité à inscrire pleinement cette histoire dans la société thaïlandaise, avec les enjeux géopolitiques qui lui sont propres, qu’ils font preuve de la singularité de leur point de vue. Bien sûr, le traitement prend de facto des airs exotiques pour un public occidental, mais la direction prise par le scénario va au-delà de la simple mise en place d’un cadre local. Ce qu’il vient chatouiller, ce sont des fractures sociales, des tensions religieuses, un héritage sanglant et des frontières toujours dangereuses ; tout cela en nous entraînant dans les méandres de la théologie islamique.
The Medium de Banjong Pisanthanakun esquissait déjà la multiplicité des croyances thaïlandaises. Du côté de la Corée, The Strangers ou The Priests évoquaient ce que pouvait être la question de l’exorcisme dans une communauté influencée par plusieurs traditions religieuses. On y voit les prêtres catholiques croiser les chamanes, partageant en un regard le constat de leur impuissance. Le terrain est passionnant, pourtant ces œuvres ne l’ont pas complètement exploré. C’est à cet endroit que The Cursed Land prend la relève, en plaçant une famille de croyance bouddhiste en proie aux méfaits de djinns issus de la mythologie arabique. C’est en effet dans un quartier musulman que May et Mit ont élu domicile, et la terre qu’ils foulent est imprégnée d’une histoire qui ne leur appartient pas. C’est ainsi à travers leur regard profane que l’on apprend également les stigmates dont elle est frappée.
Si la Thaïlande a su échapper à la colonisation, l’esclavage y a été pratiqué jusqu’à l’aube du XXème siècle. Aujourd’hui encore, les provinces du sud du pays, proches de la frontière malaisienne, sont un lieu marqué par les violences d’une insurrection séparatiste. Ce sont ces deux réalités que le film regarde dans les yeux au moment de parler de malédictions, plutôt que le drame individuel d’un ancien locataire. Ce sont ces réalités que les personnages ne pourront pas se permettre d’ignorer, et qui obligeront Mit à admettre que sa seule échappatoire est de dépasser sa méfiance pour ses voisins musulmans pour accueillir leur aide avec humilité. S’il est difficile de rendre compte de cet arc narratif sans sembler le réduire à un trait de bien-pensance, notons simplement que l’œuvre s’y dirige naturellement à travers l’attrait des mystères de l’eschatologie islamique.
Au bout du compte, The Cursed Land souffre d’une forme hélas trop générique mais esquisse un fond plus riche qu’il n’y paraît. Faute d’une mise en scène inventive, on en vient à se demander si le canevas de la maison hantée est véritablement ce qui motivait les réalisateurs ou s’il s’agissait avant tout là d’un outil pour traiter de la communauté musulmane en Thaïlande et de son imaginaire religieux. En effet, là où The Vigil de Keith Thomas avait su conjuguer démons du judaïsme et angoisse d’un espace clos, Panu Aree et Kong Rithdee semblent se désintéresser assez vite du lieu pour se lancer à l’assaut de leur thématique. C’est sur ce point qu’on les sent véritablement impliqués et, si l’on peut être frustré que l’enrobage manque un peu de charme (et de frayeur), on ne boude pas pour autant son plaisir face aux djinns qui se font trop rares sur les écrans.
Lila Gleizes
The Cursed Land de Panu Aree et Kong Rithdee. Thaïlande. 2024. Projeté au NIFFF 2024