Krisha et le maître de la forêt, troisième long métrage de stop-motion de l’histoire de l’animation coréenne, est sorti en salles en France en janvier 2024. Réalisé par Park Jae-beom, épaulé de Lee Yun-ji, le film s’inspire du documentaire The Last Tundra et des inquiétudes d’enfance du réalisateur. Il est à présent disponible en DVD chez Survivance Films, accompagné de bonus passionnants.
L’intrigue suit une famille autochtone dans la toundra sibérienne, au sein de laquelle une petite fille reçoit des visions d’un étrange ours aux yeux rouges, le fameux maître de la forêt. Pour aider sa mère malade, alors que son père est allé chercher des médicaments à la ville, la petite fille, accompagnée de son fidèle renne et, malgré elle, de son petit frère, va partir en quête de cet ours, sans savoir que des chasseurs sont aussi à la poursuite de la bête.
Ce qui frappe tout de suite est la beauté plastique du film, avec des marionnettes très expressives grâce à un système de demi-masques, qui permettent de transformer indépendamment le haut et le bas du visage. La flore et la faune du film, ainsi que les costumes de fourrure, permettent un très impressionnant jeu sur les textures. À l’inverse des tentatives des studios Laika pour gommer tout ce qui trahit le côté artisanal de ses images depuis plusieurs films, l’équipe d’animateurs coréens embrasse pleinement le statut de poupée des personnages et la joie de la stop motion traditionnelle.
Le lien du projet avec le documentaire est aussi bel est bien présent ; même si le film se range sans conteste du côté du conte, en n’insistant pas sur le lieu, il conserve une partie de ce qui a fasciné le réalisateur en visionnant The Last Tundra : le rapport au sang. Sans jamais tomber dans l’horreur (on retrouve une dimension organique mais qui n’a pas la radicalité monstrueuse de Mad God), le film est étrangement frontal sur cet aspect dans les rituels de la famille pour ce qu’on attendrait d’une œuvre visant en priorité le jeune public (mais en cela, n’est-il finalement pas plus proche de l’essence même des contes ?).
Le film n’hésite pas non plus à piocher dans l’imagerie du livre pour enfants avec des plans larges sur la fuite du traîneau sous la lune, poursuivi par des loups, ou les apparitions de l’ours. La thématique de l’opposition entre traditions et modernité est plus ambiguë que ce à quoi on pourrait s’attendre, que ce soit en ce qui concerne la guérison maternelle, ou la position des membres de ce peuple de la toundra face à la volonté de moderniser le pays.
Assez classique dans sa construction, il s’agit d’un récit d’apprentissage avec une héroïne qui doit s’approcher de l’âge adulte. Pour l’accompagner, le film nous propose un petit frère aventureux servant à déployer des péripéties, un renne élevé à l’école Jolly Jumper des animaux adjuvants sympathiques (mais moins envahissants qu’une mascotte Disney), une créature très réussie, un méchant colonisateur très méchant et son homme de main pris dans ses contradictions morales et identitaires, ainsi que des parents bienveillants mais, comme le veulent les règles du genre, assez tôt évacués du récit.
Il s’agit ici vraiment de permettre aux enfants de se faire peur, aussi bien avec le « monstre » qu’avec les fêlures des personnages humains, dans une forme cependant réconfortante, affectant une naïveté jamais niaise. Le film invite l’enfant à se confronter aux angoisses liées à la mortalité parentales et à l’incapacité des adultes à fournir les réponses qu’il voudrait entendre, dans une forme tellement charmante, au sens fort du terme, que tout ce qui pourrait rebuter est facilement dépassable, pris dans le pouvoir de fascination du conte.
On pourrait regretter qu’un film offrant une telle richesse de textures ne sorte qu’en format DVD et non en haute résolution, mais il faut saluer l’encodage remarquable du disque de Survivance, qui conserve autant que possible les détails des tenues des personnages et des pelages des animaux. Même visionné sur un projecteur, l’image reste d’une qualité rarement vue pour le support.
Le film est présenté en version française et en version coréenne, dans les deux cas en stéréo ou en 5.1 afin de mieux profiter du design sonore du film. Le doublage français est de bonne qualité mais son mixage reste un peu moins naturel que le mixage original (bien entendu des sous titres français sont disponibles mais ils peuvent aussi être désactivés).
Les bonus sont composés d’une courte vidéo de 3 min présentant d’un même souffle les Nénètses et la stop motion, dont le ton indique clairement qu’elle est supposée être utilisée comme introduction avant la diffusion du film à un jeune public, avec quelques précieuses images de making of, et surtout de deux courts métrages de Park Jae-beom.
Big Fish (9 min, 2017) est une variation sur les histoires de Jonas et Moby Dick, sur le dépassement d’une obsession et le nécessaire apprentissage du deuil. On retrouve, à la fois dans la thématique et le travail de mise en image, les qualités du long-métrage, dans ce court conte aux visuels marquants.
Snail Man (21 min, 2019) raconte l’histoire de personnages nomades au milieu d’un désert évoquant volontairement le Moyen-Orient, au milieu d’une guerre dont on ignore les détails (le générique nous apprend que les personnage portent de surcroît des noms bibliques). À l’inverse du court précédent qui travaillait la nuit et la représentation en stop motion de l’élément liquide, on est ici principalement confronté à une esthétique de l’insolation où chaque pas semble douloureux. Malgré cette différence de surface, là encore, on retrouve les thématiques de l’auteur avec la nécessaire acceptation du deuil et la solidarité comme seule issue face à l’adversité du monde.
Ces deux courts permettent de rendre compte des évolutions du travail de l’artiste et de ses équipes, à travers de thèmes communs et d’un intérêt visible pour des histoires venues du monde entier, et de la progression de leur inventivité en matière d’expressivité, notamment en ce qui concerne les visages.
Florent Dichy.
Krisha et le maître de la forêt de Park Jea-beom. Corée du Sud. 2022. En DVD chez Survivance Films le 03/06/2024.