Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Il nous livre aujourd’hui ses réflexions sur le dernier film de Miyake Sho : All The Long Nights ; et nous offre un entretien avec le cinéaste. Le film sortira prochainement en France sous le titre Jusqu’à l’aube.
Projeté dans la section Forum du dernier Festival de Berlin, All The Long Nights s’inscrit dans ce qui semble se préciser en tant que projet au sein de la filmographie de Miyake Sho, cinéaste connu en France pour son film sur la boxe, La Beauté du geste, adoubé par Hasumi Shiguehiko, tout comme le réalisateur de Drive My Car. Miyake se penche sur des personnages porteurs de failles qui n’auraient plus à l’être. Sa mise en scène compose avec celles-ci, révélant non seulement la détermination de ses personnages, mais œuvrant à montrer comment elles dessinent un incontournable supplément contemporain, qui déborde et démonte l’idée du faire avec.
Misa (Kamishiraishi Mone) souffre de SPM aigu ; Takatoshi (Matsumura Hokuto) de crises d’anxiété et d’états de panique. Les deux quittent des postes prometteurs dans d’autres entreprises et se découvrent chez un nouvel employeur qui fabrique des jeux d’astronomie pour enfants. Le cadre professionnel devient plus exigu, prêtant, sinon à une convivialité, à une proximité. Conviviale, Misa l’est pourtant, les autres jours, offrant d’une semaine à l’autre des collations à ses collègues, dînant parfois avec la petite équipe. Takatoshi, plus long, plus fin, élégant et dédaigneux, se retient de les toiser. Ils sont cependant les plus jeunes employés et Misa fait un pas pour se rapprocher de lui, ayant flairé un malaise contenu chez le jeune homme.
Miyake se révèle habile et sensible sur deux plans face à ce matériau. Tout d’abord, il n’entraîne pas ce lien vers une histoire d’amour (Takatoshi a déjà une petite amie… Chihiro, modèle travaillant dans la mode, rapidement reconnaissante à Misa), ni vers un isolement enfin soulagé. Le récit ne soulève pas d’enjeux de désir, et fait fi de sexualité, dans la lignée de Kurosawa (qui fit de son mieux chez Nikkatsu), Kore-eda (qui ne méritait pas Bae Doo-na), et Hamaguchi (tout en performativité universitaire).
Les personnages s’investissent dans une véritable initiation au soutien, à la complicité, et à l’empathie, des caractéristiques qu’incarne leur patron, joué par le grand Mitsuishi Ken.
Puis sur ses choix de cadrage et de montage : le cinéaste construit des plans serrés dans lesquels les personnages travaillent à moins d’un mètre de chacun.e, ou se retrouvent dans des espaces où l’acte d’ouvrir la porte est affectivement mesuré auparavant. On y décèle cette poésie du soin et de la protection de soi propre à l’œuvre d’Iwai Shunji.
C’est peu dire que les distributeurs français passèrent à côté d’Iwai, qui s’en passa à son tour. Mais si cela peut rassurer quelqu’un, Hasumi Shiguehiko (1), qui fit parfois fausse route… a raison de signaler l’importance contemporaine de Miyake Sho.
Stephen Sarrazin.
1- Kurosawa Kiyoshi fut récemment fait officier des arts et des lettres, dans le cadre d’une cérémonie tenue à Tokyo, à laquelle Hasumi, fidèle francophile, fit une brève apparition. On pensera à revenir plus tard sur les autres apparus.
Entretien avec Sho Miyake. Tokyo, printemps 2024.
Merci à Nishikawa Asako
Vos films ont connu diverses existences en France, de la diffusion en ligne via La Maison de la Culture du Japon à Paris, à une sortie en salles. Quels sont les films et les réalisateurs japonais et internationaux qui vous ont inspiré pour devenir réalisateur ? Étiez-vous attentif à l’accueil que la France pouvait réserver aux cinéastes japonais ?
J’ai réalisé mon premier court métrage à l’âge de 15 ans, ce qui a éveillé mon intérêt pour le cinéma ; à 16 ans, j’ai vu Histoire (s) du cinéma de Jean-Luc Godard et j’ai ressenti l’excitation intellectuelle et sensuelle, la joie du cinéma, ce qui m’a poussé à m’intéresser davantage au cinéma ; ce n’est qu’à l’adolescence que je découvris d’autres réalisateurs, tels Aoyama Shinji, Edward Yang, Tony Scott, Naruse Mikio, Jacques Becker, John Ford, Jean Renoir et Fritz Lang. Cependant, je n’ai jamais eu l’intention de devenir réalisateur, j’avais plutôt vaguement envie de faire quelque chose de mes propres mains pour gagner ma vie. En ce sens, je pense que j’ai appris l’esprit créatif du bricolage auprès des personnages des deux films de la série Maman, j’ai raté l’avion !, et de ceux d’Apollo 13.
Dans les années 90 et au début des années 2000, le cinéma japonais indépendant connut une période très riche. Est-il de plus en plus difficile de faire un film tiré d’un « roman sérieux » ? Trouvez-vous préférable d’adapter (un roman) ou de travailler à partir d’un scénario original ?
Je ne sais pas, car je n’ai connu l’évolution de la situation professionnelle en tant qu’auteur que depuis 2010. Mais j’ai l’impression qu’il est de plus en plus difficile de produire un film, quel que soit le sujet. Cependant, je pense que les réalisateurs indépendants ont continué à émerger continuellement depuis cette dernière décennie.
Je ne peux pas comparer l’adaptation d’un roman ou un film original, car les deux ont leurs propres plaisirs et souffrances. Et même s’il s’agit d’un film original, dans mon cas, il est basé sur la découverte et l’exploration d’un sujet inconnu. J’ai le sentiment que les projets d’adaptation de romans et les projets originaux sont essentiellement les mêmes, dans le sens où ils proviennent tous les deux de l’extérieur.
Comment procédez-vous pour le casting ? Je crois que vous travaillez souvent avec des acteurs connus dans le cinéma japonais contemporain, et d’autres issus d’agences d’impresarios, comme Horipro.
Cela dépend du film et du rôle. Le casting ne relève pas exclusivement de moi, je consulte les producteurs, les directeurs de casting ou d’autres membres du personnel. Souvent, leurs idées sont excellentes et, bien entendu, j’ai le droit d’y opposer mon veto selon le cas. Je n’ai eu aucun problème jusqu’à présent et je suis satisfait des castings de tous mes films. Pour moi, les antécédents et les affiliations des acteurs ne sont pas importants. Je pense que le travail du réalisateur consiste à supprimer les catégories et les étiquettes qui s’attachent aux acteurs un par un et à saisir ce qui les distinguent.
Votre film traite de petites situations intimes avec peu de personnages. En quoi ces thèmes et ces histoires vous intéressent-ils ? Pensez-vous qu’ils représentent la jeune génération japonaise d’aujourd’hui ?
Je ne me suis jamais préoccupé du nombre de personnages ou de la dimension narrative des situations. Ce qui m’importe, c’est de dépeindre des rencontres entre des personnes différents et de découvrir de nouveaux mondes par le biais du cinéma. Cette quête de nouveauté inclut les détails de la vie quotidienne qui nous échappent souvent.
Je ne pense pas représenter une génération, et je ne souhaite pas le faire. Je cherche davantage à saisir des vies individuelles, libres de tout carcan, y compris celui de l’âge.
Les enjeux physiques et psychologiques sont présents dans vos films ; la surdité et la boxe dans La Beauté du Geste, la sexualité et l’indécision dans And Your Bird Can Sing, et le syndrome prémenstruel et les crises de panique dans All The Long Nights. Percevez-vous vos films comme des portraits documentaires ou des études sociales ?
Pour avoir une communication satisfaisante avec les acteurs, je tiens à préparer une étude approfondie des personnages. Je veux également amener le travail des acteurs à se documenter avec précision. En ce sens, on peut trouver des aspects de portrait documentaire.
À travers mes films, je ne m’intéresse pas à la recherche sociale, mais à l’étude de la vie elle-même et à l’art du cinéma. Je réfléchis à la raison pour laquelle nous vivons et à la raison pour laquelle nous regardons des films, les deux en même temps. La recherche sociale n’est qu’un moyen et un processus.
Votre film m’a rappelé Iwai Shunji à certains égards, notamment la représentation de personnages délicats, sensibles, des espaces clos, de la caméra souvent à proximité des acteurs et de l’utilisation de la musique. Certains de vos acteurs ont également travaillé avec le réalisateur Tsukamoto Shinya – ces cinéastes sont-ils importants pour vous ?
Je pense que ces deux réalisateurs sont des artistes exceptionnels, capables d’établir une véritable complicité avec leurs acteurs tout en créant leurs propres univers singuliers.
J’admire également Tsukamoto Shinya pour son indépendance économique durable et, plus récemment, pour son utilisation de la guerre comme sujet. Ces deux réalisateurs ont des personnalités difficilement comparables à celles d’autres artistes et, en ce sens, votre remarque m’apporte une autre réflexion, car je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir une relation étroite avec mes propres créations jusqu’à présent.
Dans All The Long Nights, un personnage est confronté au défi de savoir ce qui se passe à l’intérieur de son corps et ce que cela implique pour son comportement, tandis que l’autre est incapable de sortir dans le monde extérieur sans frôler un état de panique. Chaque scène est empreinte d’un suspense troublant et pousse les personnages et le public dans leurs derniers retranchements. Aviez comme objectif de provoquer une telle expérience ?
Non, je ne cherchais pas à produire un malaise. C’était une responsabilité éthique et un défi pour moi de séparer strictement la recherche du drame de la recherche du plaisir cinématographique. Ce récit ne cherche pas à effrayer le public en lui faisant craindre que « quelque chose puisse déclencher un incident ». Je pense également que le public n’est pas seulement intéressé par le développement du récit, mais qu’il est possible de l’associer au film autrement que par le biais de celui-ci, en prêtant attention à l’attrait des performances elles-mêmes, à la surprise des positions et des cadres de la caméra, au suspense du son et au contrôle de l’écoulement du temps.
Hasumi Shiguehiko vous a récemment cité, ainsi que Hamaguchi Ryusuke, parmi les espoirs du cinéma japonais d’aujourd’hui. Regardez-vous les films des autres réalisateurs de votre génération ? Et n’y a-t-il que quatre bons réalisateurs au Japon aujourd’hui ?
J’ai regardé les films de Hamaguchi, et ceux de Komori Haruka et Oda Kaoru, que vous m’aviez cités auparavant. J’ai honte de dire que je ne connais pas très bien les films japonais de la même période et que je ne les regarde pas avidement. Si je devais définir ma génération comme étant environ 10 ans au-dessus ou au-dessous de mon âge, je dirais que je connais les films de Ku-zoku (Tomita Katsuya, Aizawa Toranosuke), Natsuki Seta, Fukada Koji, Kawai Lim, Ishikawa Kei, Sugita Kyoshi, Yamazaki Juichiro, Riho Kudo, Hokimoto Sora, Ninomiya Ryutaro et une dizaine d’autres. J’ai toujours été inspiré par les nouveaux films, mais je privilégie les films classiques.
Enfin, souhaitez-vous vous concentrer uniquement sur la narration d’histoires contemporaines ? Ou souhaitez-vous explorer le passé et tenter les films de « genre » dans l’avenir ?
Je n’ai réalisé qu’un seul film d’époque et j’aimerais essayer à nouveau un jour. De plus, ayant grandi avec des films de genre, j’ai toujours de tels projets en tête. Toutefois, je ne souhaite pas réaliser des films qui reprennent les codes du genre. Je veux continuer à travailler à ma manière, comme je l’ai toujours fait, d’une manière qui reconstruirait le genre.
Propos recueillis par Stephen Sarrazin.
All The Long Nights de Miyake Sho. Japon. 2024.
Le Film sortira en France prochainement sous le titre : Jusqu’à l’aube.