LE FILM DE LA SEMAINE – La Vengeance du dragon noir de Joseph Kuo

Posté le 22 mai 2024 par

Après un cycle Stanley Kwan et avant la ressortie de Nomad de Patrick Tam, Carlotta poursuit son exploration du cinéma d’Asie du Nord-Est, en délaissant les romances hongkongaises pour proposer la ressortie d’un fleuron du film de sabre taïwanais, le méconnu La Vengeance du dragon noir (1968). Phénomène en queue de comète d’une industrie mise sous la coupe du pouvoir de Chiang Kaï-shek dans les années 50, ce wu xia pian de Joseph Kuo (33 ans) témoigne de la faculté du Taïwan d’alors de se nourrir des esthétiques occidentales, plus encore que ses homologues japonais ou sud-coréens. Mais en quoi cet incunable d’un cinéma taïwanais alors émergent n’est pas un film de sabre de plus ?

Une cavalcade trompettante ouvre la fresque, avec travelling, panoramique, montage saccadé et tous les gimmicks que de l’autre côté de l’Oural on trouve en même temps dans le western à l’italienne. Dans la première séquence dialoguée, les personnages sont campés sans détour par leur costume et leur apparence physique. Tout cela leur prête d’emblée l’aspect de stéréotypes théâtraux, comme les parures du xiqu (théâtre traditionnel chinois) ou de la commedia dell’arte (le barbon, la jeune première, la figure paternelle, le jeune aspirant). Comme disait Hitchcock,  » Il vaut mieux partir d’un cliché que d’y arriver « . C’est ce mouvement de bascule que Kuo opère tout le long, en se glissant dans les canons du genre pour mieux y insuffler, en contrebande, un regard plus singulier que ce qu’il n’y paraît.

La manière industrielle avec laquelle ces films étaient produits donne aussi le sentiment très familier (et peu enthousiasmant a priori) d’avoir déjà vu le film. Le titre n’aide pas à sortir de cette posture de base. Combien d’œuvres se présentent comme les vengeances d’un animal ? Le titre original, « Un roi de l’épée« , ou international, « Swordsman of All Swordsmen » (« L’épéiste de tous les épéistes« ) offrent une perspective moins centrée sur le ressort narratif (la vengeance) que la construction d’une figure (ce roi de l’épée, supérieur à ses pairs en combat). Pour le public français qui le découvre en salles, il faut donc s’affranchir de ce que le genre a masqué, par accumulations des poncifs. À moins d’avoir l’énergie et le style de Ford, King Hu, Kobayashi, Liu Chia-liang ou Leone, prendre les codes du duel pour en sublimer la forme n’est pas donné à tout le monde.

À l’âge de six ans, Tsai Ying-jie assiste au massacre de sa famille orchestré par cinq seigneurs malfaisants dans le but de s’emparer de la légendaire Épée Chasseuse d’Âmes. Bien des années plus tard, devenu maître dans le maniement de la lame, le jeune homme part à la recherche des assassins de ses parents afin de venger leur mort. Au cours de sa quête meurtrière, Tsai Ying-jie sera secouru par l’intrépide Hirondelle. Mais il ignore que cette dernière n’est autre que la fille de Yun Chung-chun, l’un des hommes sur sa liste…

Au regard des wu xia pian de l’époque (ceux de Chang Cheh et King Hu), la structure du scénario (devenu depuis canonique, jusqu’à Kill Bill)  s’avère alors plutôt originale. Au lieu de conter ce récit de vengeance de façon chronologique, Kuo et ses deux co-scénaristes révèlent le motif des représailles au terme du premier tiers. Ce qui permet, en conséquence, au spectateur d’élargir son point de vue, en recalibrant son jugement sur le personnage. À la révélation, le film embraye un nouvelle vitesse et trouve sa dynamique : le chemin de croix du héros pour assouvir sa pulsion de justice.

Par-delà l’architecture singulière du scénario, cette Vengeance du dragon noir séduit par son hétéronomie formelle. L’imaginaire singulier qui double ce film d’époque d’un romanesque fantastique, incarné par cette Épée Chasseuse d’Âmes, pioche aussi du côté du western à l’italienne en même temps que du wu xia pian et du jidai-geki (la dernière séquence semble comme rejouer, sur la plage, les duels finaux de La Légende du grand judo (1943) de Kurosawa ou de Hara-kiri (1962) de Kobayashi). Cette diversité des sources d’inspiration extrait le film de son formol formel et l’ouvre à une esthétique plus riche, partant, précisément, du cliché pour l’empêcher de s’y échouer.

Cette énergie se savoure également à travers ses chorégraphies de combat. Marqueur fort du genre, la coordination des cascades et l’orchestration des duels donnent proprement à la réalisation son style. En l’occurrence, en se confrontant sur la lutte d’un homme,  Tsai Ying-jie, contre la puissance abusive de plusieurs vieux pontes, difficile de ne pas entrevoir, en termes bibliques, un David contre une horde de Goliath ; en termes politiques, la figure résistante de Taïwan opposée à l’impérialisme de la Chine continentale. En découle une émotion à double lecture qu’on trouve moins frontalement dans les films équivalents hongkongais de la même époque, telle cette larme qui roule le long du visage d’un vieil homme, filmé en gros plan.

Malgré ses qualités indéniables et singulières, eu égard au lot commun du genre à l’époque, dans ces dernières séquences, le film gagne soudainement en ampleur dramatique (en accentuant les conflits moraux du personnage) et formelle (notamment par le cadre du combat final, apothéose déterminant pour réussir un film de sabre). En l’occurrence, le duel final s’avère extrêmement réussi, sur une plage où le croisement du fer des épées se mêle au fracas des vagues, le tout sous un soleil de plomb qui découpe, en plan large, les silhouettes en contre-jour.

Bertrand Tavernier disait qu’il est des films qui ne peuvent être vus pour une seule de leur séquence ; non pas la séquence seule, extraite du film dans son intégralité, mais la séquence prise dans le continuum d’ensemble, comme une épiphanie sublime qui vient faire rayonner l’œuvre en entier. C’est le cas de cette Vengeance du dragon noir, aux qualités multiples mais, surtout, épique par son final !

Flavien Poncet

La Vengeance du dragon noir de Joseph Kuo. Taïwan. 1968. En salles le 22/05/2024