Carlotta Films nous permet de découvrir pour la première fois en France Door de Takahashi Banmei dans un coffret alliant les deux opus, et par la même l’occasion, de nous pencher sur un cinéaste japonais méconnu par chez nous.
Yasuko Honda, interprétée par Takahashi Keiko, épouse du réalisateur, est une femme au foyer ordinaire des années 80. Son mari étant très pris par son travail, Yasuko se retrouve donc seule la plupart de son temps dans leur petit appartement familial situé dans une barre d’immeubles à la périphérie de la ville. Pendant ses activités ménagères, elle se fait régulièrement interrompre par des sollicitations de vendeurs à domicile. Un jour, l’un d’eux tente de donner des prospectus à Yasuko en glissant sa main dans l’embrasure de la porte, et celle-ci, paniquée, la claque violemment, blessant le démarcheur au passage. Cette rencontre malencontreuse déclenche alors une vive obsession chez le vendeur à domicile qui entreprend de nombreux stratagèmes pour se rapprocher de Yasuko.
Door fait preuve d’une économie de moyens assez visible. Le film nous présente peu de personnages : Yasuko, son mari, leur petit garçon et le vendeur à domicile étant les seuls clairement identifiés, et se focalise majoritairement sur les décors de l’immeuble où réside la famille Honda ainsi que leur appartement. Cette épure fonctionne à merveille pour illustrer la claustrophobie de l’environnement des femmes au foyer ainsi que créer une tension horrifique palpable, et n’empêche pas de livrer un travail de réalisation saisissant et très créatif. Dès les premières séquences du film visant à dérouler le décor, la caméra épaule passant en revue les dizaines de portes et couloirs tous similaires de l’immeuble développent une impression labyrinthique et vertigineuse, tout en suggérant déjà le point de vue voyeuriste du vendeur à domicile. Dans un premier temps, le film joue d’ailleurs de cette tension en ne montrant jamais les différents vendeurs qui sollicitent Yasuko. Leur présence nous est présentée de la même façon que l’héroïne les perçoit : comme des intrusions dans le quotidien. Une sonnette d’interphone ou un appel téléphonique deviennent sources de tension puisqu’elles interrompent une routine qu’on s’attache à nous montrer de façon réaliste. Quand bien même la situation est encore tout à fait banale, elle nous apparaît déjà comme anxiogène par le simple dispositif cinématographique.
Nous retrouvons également dans cette démarche les enjeux thématiques du film : Takahashi s’attache à montrer ce que la vie de femme au foyer peut avoir d’aliénant tout en soulignant l’isolement des cadres de vie moderne. Ces dizaines d’appartements que nous voyons régulièrement tout au long du film sont autant de cadres emprisonnant et éloignant les habitants les uns des autres. Lors d’une des premières séquences du film, Yasuko descend ses déchets et retrouve ensuite le sac poubelle remonté jusque devant sa porte. Son mari lui indique qu’il s’agit peut-être d’un des voisins qui s’est aperçu qu’elle s’était trompée de jour pour la sortie des ordures ménagères mais elle s’étonne tout de même que personne ne lui ait parlé plutôt que de déposer anonymement le sac devant la porte. La communication entre les habitants de l’immeuble est alors présentée comme non-existante et hostile, et nous ne verrons d’ailleurs jamais, tout au long du film, de communication de vive voix entre Yasuko et ses voisins. Les seuls moments où nous en apercevons sont filmés par la lunette de la porte, démarcation entre le lieu sécurisant et l’extérieur empli de danger. Cette lecture peut néanmoins également suggérer une dénonciation plus globale d’une bourgeoisie renfermée sur elle-même qui considère chaque intrusion perçue dans son espace comme une agression. Yasuko réagit à la présence du démarcheur lors de leur premier échange d’une façon paniquée, ce qui semble démesurée. On se doute que la différence de statut social entre la position de la famille Honda et celle du démarcheur à domicile n’est pas étrangère à cette suspicion instinctive.
Or, là encore, le propos est plus complexe puisque les intrusions répétées dans la sphère quotidienne de Yasuko par les différents démarcheurs au début du film suggèrent également une critique du capitalisme qui s’immisce dans l’intime sans moyen d’y échapper. Yasuko a beau refuser toute sollicitation, elle est tout de même ciblée plusieurs fois par jour par des commerciaux disposant d’informations sur elle allant jusqu’au prénom de son fils. La spirale infernale du démarcheur qui s’approche de plus en plus de son cadre de vie sécurisé jusqu’à pénétrer dans son appartement peut alors également servir de métaphore. Avec un appartement, quatre personnages et une intrigue resserrée sur quelques jours, Takahashi Banmei parvient à insuffler de nombreuses dimensions à son film et à son propos en sous-texte.
Door constitue alors une curiosité bien plus dense et multidimensionnelle qu’elle n’y paraît de prime abord. Ce home invasion tendance (légèrement) pinku tire profit de tous les éléments à disposition pour découler sur une œuvre maîtrisée, complexe et aboutie.
BONUS
En suppléments du coffret, Carlotta joint la bande-annonce restaurée du film et un entretien avec le réalisateur. Dans celui-ci, Takahashi Banmei revient sur les évolutions de sa carrière qui l’ont poussé à se retrouver en possession du scénario de Door. Il parle de la création du studio de production Director’s Company avec Hasegawa Kazuhiko et de la liberté dont ils disposaient pour réaliser leurs films. Il explique ensuite ce qui l’a séduit dans l’aspect novateur de Door, ses ajouts au scénario et des avantages mais aussi des inconvénients qui ont découlé des nouvelles techniques expérimentées dans le dispositif cinématographique. Il conclut sur la réception du film après un entretien très dense et enrichissant qui fait la part belle aux aspects techniques du tournage.
Elie Gardel.
Door de Takahashi Banmei. Japon. 1988. Disponible en coffret Blu-ray avec Door II chez Carlotta le 07/05/2024.