LE FILM DE LA SEMAINE – L’Ombre du feu de Tsukamoto Shinya

Posté le 1 mai 2024 par

Pour beaucoup, le papa de Tetsuo est un réalisateur japonais culte. Avec L’Ombre du feu, il nous offre les cauchemars du Japon de l’après-guerre, dans ce qui pourrait être son film le plus glaçant. Cela sort dès à présent sur nos écrans, via Carlotta Films.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une femme vivant seule dans une petite taverne incendiée est obligée de vendre son corps et ne parvient pas à lutter contre le désespoir. Un jour, elle rencontre un enfant qui a perdu ses parents dans un raid aérien. Le retour de la lumière ? 

Le nouveau long-métrage de Tsukamoto Shinya peut se découper en deux grandes parties. Dans un premier mouvement, nous faisons face à un huis-clos dans une taverne abandonnée qui dépeint la relation entre une prostituée malgré elle, un orphelin ainsi qu’un soldat. La suite du film quant à elle se déroule en extérieur, et fait varier les décors. Cependant, cela se rapproche aussi du huis-clos on nous procure le sentiment de tourner en rond. En intérieur comme à l’extérieur, les personnages sont donc cloîtrés. A l’image de cette guerre, qui malgré sa fin, leur reste toujours chevillée au corps, et les enlacent de son étau.

L’Ombre de feu est un film qui verse explicitement dans les codes du cinéma fantastique et de l’horreur. Dans ce Japon d’après-guerre cauchemardesque, on s’attend à chaque instant à voir surgir du surnaturel. Il est suggéré par l’écriture et le montage, mais n’existe probablement pas au sein de l’univers du récit. Les monstres produits par l’horreur de 39-45 se suffisent à eux-mêmes. L’effroi et l’horrible émanent des seuls humains.

Ceux qui ont vécu la guerre dans leur chair n’ont pas le droit au salut chez Tsukamoto. Il nous laisse penser un temps que cette femme qui vend son corps pourrait retrouver la lumière en prenant sous son aile ce jeune enfant, en vain. Ils n’ont peut-être pas péri sur le champ de bataille, mais leur humanité elle oui. Les adultes, rescapés, sont des corps errants, l’âme en peine, pour ce qu’il en reste.

Les codes du surnaturel sont employés à dessein pour créer ce sentiment, et non pas seulement pour donner sa teneur cauchemardesque au film. Le surnaturel se suggère, se manifeste presque, en tant qu’il est une ombre projetée par la folie des personnages. Leurs esprits sont torturés et rongés par des peurs donnant l’impression d’enfants effrayés par le noir, par ce qui se tapirait dans l’ombre. C’est l’essence même du cauchemar, des ombres difformes que diffusent des flammes sur un mur. Des monstres fantasques et évanescents, des vues de l’esprit auto-projetées.

Ce cauchemar signé Tsukamoto se construit sur un malaise croissant, quelques scènes fortes, et des symboles. Ne pas être dans la démonstration permanente de la violence de l’après-guerre, ni même dans un misérabilisme lui permet de nous prendre au tripes et d’y installer une véritable terreur viscérale. Le tout appuyé par une gestion de l’espace étouffante, cloisonnée, et le sentiment prégnant de tourner en rond. Ou plus précisément d’avancer de manière spiralée et concentrique. Une dynamique qui est celle de la folie ou de la descente aux enfers.

Cet enfer terrestre a pour cœur l’humain. D’où une nécessité de construire son récit essentiellement sur l’intime et les relations interpersonnelles entre les personnages. Nul besoin d’un cadre et de décors terrifiants car l’individu est ce qui fait le cauchemar. Bien sûr, l’atmosphère poisseuse des bas-fonds du Japon post-guerre aide à renforcer ce sentiment mais n’est pas le moteur de l’horreur. A titre d’exemple, une scène dans une maison en pleine campagne où l’horreur naît d’un personnage complètement aliéné, emmuré, que l’on aperçoit depuis une fenêtre.

Dans ces enfers trône un enfant orphelin qui n’a pas sa place au bal des aliénés. Il assiste à la décrépitude des adultes, le regard innocent, dans l’incompréhension certainement des enjeux de ce qu’il observe. En quelque sorte, il incarne les germes de l’avenir, une lueur d’espoir. Il est à la fois victime et en marge de ce spectacle mortifère.

Nous noterons en plus d’une réalisation très intime, proche de ses personnages et de leur individualité, un véritable travail sur la colorimétrie et la photographie. Le film va chercher son esthétique du côté des flammes. Aussi bien dans sa lumière chatoyante, ses tonalités orange et cendrées, et des peaux marquées par la suie, ce qui explique aussi notamment le fait que le film se passe en majeure partie de nuit.

Tsukamoto Shinya offre donc avec L’Ombre de feu sa propre vision des enfers. Un enfer fait d’individus et de ce qu’il en reste : leurs peurs. Des ombres dansantes sur un mur. A voir impérativement.

Rohan Geslouin

L’Ombre de feu de Tsukamoto Shinya. Japon. 2023. En salles le 01/05/2024.