Après la ressortie salles en fin d’année dernière, Survivance édite en édition Blu-Ray/DVD Déménagement de Somai Shinji, un des sommets du réalisateur sur son thème de prédilection de l’observation du monde de l’enfance. C’est l’occasion de mettre en lumière un immense cinéaste, influence majeure entre autres de Kore-eda Hirokazu.
Renko, 11 ans, rêve d’une famille unie et heureuse mais voit avec douleur ses parents se séparer. La petite fille se révolte d’abord intérieurement puis finit, traumatisée, par commettre des actes insensés prouvant combien son psychisme est perturbé. D’une surprenante maturité, elle refuse cependant d’accepter la situation et son attitude devient de plus en plus extrême et dangereuse pour elle-même et son entourage.
Somai Shinji est un des cinéastes majeurs du cinéma japonais des années 80 et 90 – la prestigieuse revue japonaise Kinema Junpo le consacrera d’ailleurs meilleur réalisateur japonais des 80’s – dont l’œuvre demeure malheureusement méconnue en Occident et notamment en France où seul Typhoon Club bénéficia d’une sortie en salles. Ce film était un des sommets sur l’un des thèmes majeurs de la filmographie du cinéaste, la peinture de l’enfance et l’adolescence. Dans ce cycle, chaque intrigue part d’un bouleversement pour les jeunes protagonistes.
Celui-ci peut être symbolique (le typhon enfermant les personnages dans Typhoon Club (1985)) ou intime (le décès du père dans Sailor Suit and Machine Gun (1983)) mais constituera une étape vers la maturité des héros juvéniles à travers l’épreuve des maux du monde des adultes. Pour la jeune Ren (Tabata Tomoko) dans Déménagement, ce bouleversement va concerner la séparation de ses parents qu’elle n’acceptera jamais vraiment. La scène d’ouverture scelle à la fois le dernier moment d’union familiale, révèle les non-dits qui amorcent la rupture et surtout l’impact que cela a déjà sur Ren. Cette scène de repas dans son découpage et la disposition des personnages sépare ainsi les parents, réunis au sein d’un même plan uniquement avec Ren au centre de l’image, en tant que victime de la scission, mais aussi seul lien qui rapproche encore le couple.
L’intrigue montrera ce divorce comme une forme de soulagement chez les adultes. Pour le père (Nakai Kiichi) qui a quitté le foyer, c’est une échappée libératoire face aux responsabilités qu’impose la société japonaise aux hommes quand la mère (Sakurada Junko) y voit également une émancipation à la soumission féminine attendue – un échange vindicatif évoquant les motifs de rancœurs et déceptions de chacun. Ces subtilités et surtout cette acceptation tranquille de ce bouleversement est insupportable pour Ren. Somai situe cette perte de repères face à l’extérieur dont cette position d’enfant de parents divorcés suscite la malveillance des autres camarades de son âge pour lesquels ce modèle familial est encore peu répandu. C’est également un désordre intime où Ren se confronte à la solitude, à des responsabilités domestiques anticipées. La fillette en détresse répond à chaque situation par un excès aussi désespéré que buté.
Ses caprices provoquent un rapprochement forcé des parents qui ravivent des plaies à vif, notamment la longue séquence où elle s’enferme à la salle de bain. L’appartement illustre tout ce qui sépare la famille désormais dans chacune de ses pièces. La promiscuité du couloir remet en avant les reproches passés, la composition de plan dans le salon unit le couple par l’image mais les éloigne dans le jeu de focales, et enfin un mur empêche toute communication entre Ren et ses parents – la vitre de la salle de bain brisée par la mère, le père prostré face à la chambre de Ren. Dès lors, ce refus véhément de notre héroïne repose sur la fuite en avant, dans une course effrénée pour ne pas regarder en face un état qu’elle refuse, pour estomper des explications qu’elle ne veut pas entendre. Le traitement de Somai totalement à fleur de peau, propose une manière assez unique d’aborder ce thème du divorce.
La dimension sociale est sous-jacente mais c’est clairement la douloureuse expérience morale et physique de cette séparation qui guide la mise en scène. Cela donnera l’atmosphère pastorale tour à tour apaisante puis hallucinée et éprouvante de la dernière partie. Ren apprend à isoler le souvenir auprès de ceux ayant perdu bien plus qu’elle, et les festivités du matsuri d’été donneront lieu à une expérience mystique poignante. Les rires et les larmes s’entremêlent face au souvenir, où Ren semble enfin prête à grandir. Tabata Tomoko livre une performance bouleversante pour son jeune âge, suscitant une émotion et empathie de tous les instants. Somai Shinji s’avère définitivement un maître pour filmer l’enfance dans cette œuvre s’offrant comme un pendant japonais de Luigi Comencini sur les même thématiques (L’Incompris (1966), Eugenio (1980)…). Le film sera présenté dans la section Un certain regard au Festival de Cannes 1993, mais sans que cela débouche sur une reconnaissance du cinéaste en France. Cette ressortie est enfin l’occasion d’y remédier.
BONUS
Présentation de Stéphane du Mesnildot (29 min), spécialiste bien connu du cinéma japonais. Il dresse un parcours chronologique de la carrière de Somai Shinji, ses débuts dans le Roman Porno Nikkatsu où l’on distingue déjà certains motifs formels (le goût des plans-séquences) et thématiques. Il fait le rapprochement avec Obayashi Nobuhiko par des premiers films autour de l’adolescence et mettant en scène des Idol avec son premier succès Sailor Suit and Machin Gun. Le motif de la fugue et du roman d’apprentissage y apparaît donc déjà en germe, ainsi que dans Typhoon Club (1985), avant Déménagement. Stéphane du Mesnildot considère Déménagement comme un film de l’éclatement de la bulle économique, avec cette vision de la famille distendue et appuyée par plusieurs motifs formels. C’est un des premiers films japonais à évoquer le divorce, élément nouveau dans lequel il place l’incompréhension de la petite fille. Le critique évoque le filmage de la maison opposé à l’approche d’un Ozu, soulignant par sa disposition les divisions de la famille. Il livre ensuite une belle interprétation du final onirique, mélangeant l’influence du shintoïsme, une certaine idée de la cohésion du monde à reconstruire pour la petite fille. Il revient sur l’absence du cinéma japonais des années 80 en France dont Somai Shinji, avec justement Déménagement qui passera inaperçu, éclipsé pas la sensation de Sonatine de Kitano Takeshi au Festival de Cannes en 1993. Le critique voit l’héritage thématique et en termes de logique de production chez un Kore-eda Hirokazu.
Un livret de 16 pages très complémentaire à la présentation de Stéphane du Mesnildot. Mathieu Capel, maître de conférences à l’université de Tokyo, évoque dans le détail les conditions de production, tournage et la place de Déménagement dans la filmographie de Somai Shinji.
Dans un court texte, Kore-eda Hirokazu déplore le manque de reconnaissance initial de Somai, son rapport personnel à son œuvre et l’influence qu’elle a pu avoir sur son travail, notamment en travaillant avec le même producteur sur ses premiers films, Yasuda Masahiro.
Hamaguchi Ryusuke s’attarde plus spécifiquement sur le motif essentiel du plan-séquence chez le cinéaste, élément révélateur de « l’éclat vital » de ses interprètes.
Un court extrait d’interview de Somai Shinji revenant sur le casting de la jeune Tabata Tomoko, et livrant sa note d’intention reposant sur le mouvement et l’envie de filmer ailleurs qu’à Tokyo.
Justin Kwedi.
Déménagement de Somai Shinji. Japon. 1993. Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Survivance le 29/04/2024.