LE FILM DE LA SEMAINE – Hopeless de Kim Chang-hoon : Génération Désenchantée

Posté le 17 avril 2024 par

Polar noir aussi glauque qu’ultraviolent, Hopeless, le premier long-métrage de Kim Chang-hoon démarre sa carrière sur les chapeaux de roues avec un objet protéiforme radical, jouant avec des codes déjà bien connus de manière assez habile et avec une certaine malice. Le petit choc coréen d’Un Certain Regard 2023 sort enfin dans nos salles obscures !

Yeong-yoo, jeune lycéen dans un milieu très défavorisé, décide un jour de s’émanciper des tortionnaires de son établissement par la violence. Persona non grata depuis l’incident, il essayera de survivre tant bien que mal, avec une famille qui ne le soutient pas et un certain acharnement du destin

Hopeless, dès sa première séquence, annonce la couleur : l’objet du film est la violence. Cette violence est exprimée de deux manières dans le film : une violence sociale, notamment à travers la situation du personnage principal et de son milieu, puis une violence physique, parfois purement métaphorique et visuelle, agissant comme un motif iconographique venant agrémenter le récit. Cette dualité de la violence dans le film est à la fois son point fort et son point faible. La correspondance que le cinéaste tire de cette dualité, bien que peu subtile et souvent déjà rencontrée, notamment dans le cinéma coréen, est ici plutôt bien utilisée. Sans jamais souligner le lien entre ces deux types de violence, parfois l’une semblant totalement gratuite et décorrélée de l’autre à plusieurs moments, le film évite un surlignement pénible qui ferait de ce thriller efficace un film discursif très bavard et sans grand intérêt. Parfois, cette violence concrète dans l’image apparaît comme très abstraite dans le récit ainsi que ses enjeux, et vice versa, faisant ressentir physiquement au spectateur le geste qui se joue dans l’image, aussi désagréable soit-il. Ce geste ne pourrait fonctionner sans radicalité, ce qui est l’une des principales forces du film : le cinéaste ne dévie (presque) jamais de sa spirale infernale, quelle que soit la nature de l’image qu’il doit montrer, ou la tournure que doit prendre le récit. Tout va de mal en pis, comme l’annonce son titre ainsi que sa séquence d’ouverture mémorable, et aucune échappatoire n’est laissée au héros, ou bien même celles qui sont parfois esquissées ne sont, de toute manière, pas prises par ce dernier.

Et c’est dans ce choix perpétuel de la violence que le geste filmique de la violence iconographique rejoint une représentation de la violence sociale et symbolique. Le héros, Yeon-gyoo, vit dans un cadre très instable : il est dans une famille recomposée, dans laquelle son beau-père est violent et bat sa mère ainsi que lui-même, mais il se trouve aussi dans une pauvreté très manifeste. Au lycée, lui et la fille de son beau-père se font harceler par un groupe d’élèves, mené par un jeune homme plutôt riche et puissant. Dans cette opposition, Yeon-gyoo est tout de suite en désavantage et ne peut utiliser que la brutalité pour avoir une chance d’être tranquille. Cette brutalité est à la fois ce qui lui permettra d’avoir la paix, mais aussi ce qui l’empêchera de mener une scolarité normale (et, plus tard, une scolarité tout court). De manière très classique pour un tel film, c’est en se réappropriant cette violence sociale, à travers la violence physique, que Yeon-gyoo va essayer de s’en sortir.

La bonne idée est d’aller un peu plus loin que ce constat simpliste : le cinéaste va montrer comment cette spirale de la violence, en plus d’emmener inévitablement notre héros vers la fin et le désespoir, est aussi un mécanisme sociétal sur lequel repose la violence sociale dont il est victime. En s’engageant dans le crime, Yeon-gyoo va se retrouver à servir les affaires de ceux qui sont la cause de sa situation : il s’agit, assez grossièrement dans le film, des politiques et plus généralement de l’État. Si, à travers cette violence physique, il trouve un moyen de se faire de l’argent, de vivre un peu mieux que lorsqu’il était à l’école ou essayait de travailler grâce à des petits boulots, il se met aussi dans une impasse. Il reproduit tout d’abord une violence sociale dont il a été lui-même victime : il s’attaque principalement aux pauvres et aux endettés, mais il soutient aussi les personnes qui ne peuvent pas l’aider, ou plutôt, qui ne veulent pas l’aider, préférant leurs propres intérêts. De plus, dans cette voie aussi indispensable pour le système qui le brise qu’illégale, il se retrouve piégé : il ne peut pas en sortir sous peine d’être incarcéré, mais il ne peut pas y rester sous peine de vivre jusqu’à se consumer entièrement. Encore une fois, s’il n’y a rien d’original dans cette peinture et même quelque chose d’assez simpliste et terre-à-terre (surtout dans son traitement du politique et du pouvoir qui ne va pas plus loin dans son étude des dynamiques de domination), cette spirale désenchantée est savamment orchestrée et n’a pas pour but de transcender le paysage cinématographique politique. Elle est utilisée comme un motif, justement pour ce qu’il a de plus simpliste, à des fins plutôt poétiques.

Le film est une sorte de cri punk, aussi violent et désarmant que vain et inoffensif. Il ne cherche pas à trouver des solutions ou à sortir son personnage d’un carcan, mais plutôt à dépeindre un carcan à des fins esthétiques, superposant deux types de violences, souvent opposées, mais fonctionnant dans le métrage de manière très complémentaire. Par ailleurs, toujours assez grossièrement, on pourrait voir dans cette superposition d’une certaine dualité de la violence un autre débat cinématographique soulevé, débat lui aussi assez souvent très stérile, entre le film auteurisant (et ici, plus globalement, le film social) contre le film de genre. Hopeless convoque les deux imaginaires à travers la violence politique et symbolique ainsi qu’une violence bien plus physique, purement iconographique et donc plus abstraite thématiquement. Ici, l’une nourrit l’autre et démontre plutôt bien comment l’une et l’autre ne sont que les faces d’une même pièce. La violence purement physique et un peu plus abstraite nourrit de manière très concrète le système qui est la cause de la violence politique et symbolique et, plus qu’en être une cause, qui agit dans le même mouvement comme une répercussion de cette violence physique tout en étant l’un des piliers de cette puissance politique (et il n’est pas question ici d’une violence dite « légitime », c’est-à-dire plus ou moins encadrée par la loi afin de préserver le pouvoir, ce qui met les acteurs de cette violence illégitime d’autant plus dans une position de faiblesse totale, de hors-la-loi perpétuel, à rapprocher peut-être au concept assez complexe à utiliser et parfois un peu vain du lumpenprolétariat).

La grande force de ce polar noir ultraviolent aux allures de romantisme punk est probablement ce que beaucoup pourraient voir comme une faiblesse : il va droit au but, ne prétend pas chercher à renouveler son sujet ni à y exposer un point de vue subtil ou original. Plutôt, et c’est tout là son aspect romantique, il utilise ces enfonçage de portes ouvertes comme des enjeux esthético-tragiques, tout en laissant au spectateur le soin de pallier les propres lacunes de l’aspect politique du métrage, qui ne sont pas tant des questions de cinéma que d’analyse, d’autant plus dans ce geste esthétique si particulier du cinéaste. Seul véritable bémol au film, sa radicalité à l’extrême tout du long n’est pas forcément tenue jusqu’à la toute fin. Sans divulguer des éléments scénaristiques, même si le titre et la teneur des enjeux ne laissent pas de possibilités scénaristiques infinies, la fin agit comme une sorte d’anti-climax un peu lâche. Une sorte de fausse happy-end, qui n’est pas là pour accentuer le désespoir du film et de la trajectoire des personnages, mais plutôt pour éviter de devoir à confirmer que, comme son titre l’indique et la démarche du réalisateur semblait l’indiquer, tout est foutu. Très léger bémol qui ne remet, heureusement, pas tout en cause.

Toujours est-il que, malgré ses maladresses, ses légères lenteurs, ses redites, son aspect parfois peu finaud (qui est d’ailleurs très souvent à l’origine de son charme), mais aussi le léger arrière-goût amer en fin de séance d’un film qui n’a pas été jusqu’au bout de sa radicalité cruelle, Hopeless est un premier long-métrage très prometteur et qui a déjà rempli un grand nombre de ses promesses. La mise en scène est incisive et impeccable, ne verse jamais dans la stylisation à outrance pour se concentrer sur l’aspect très viscéral de la violence qu’il traite, et apporte un vent de fraicheur dans ce genre de productions. On espère plus de noirceur, plus de radicalité, tout en gardant ce romantisme noir très charmant qui est la plus grande force du film, celle-ci provenant tant de sa naïveté totale vis-à-vis du politique que de sa radicalité haletante dans sa démarche.

Thibaut Das Neves

Hopeless de Kim Chang-hoon. Corée du Sud. 2023. En salles le 17/04/2024

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