LE FILM DE LA SEMAINE – Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alireza Khatami

Posté le 13 mars 2024 par

Depuis quelques années, l’Iran s’affirme sur la scène internationale comme un vivier incontournables de metteurs en scène dont les films se font remarquer, autant en festivals que par le grand public. On pensera notamment à Saeed Roustayi ou bien encore Asghar Farhadi, dont les œuvres de fiction dressent en filigrane un portrait peu reluisant de leur pays. Et le moins que l’on puisse dire après avoir vu le film Chroniques de Téhéran, réalisé par Ali Asgari et Alireza Khatami, et distribué par ARP Sélection, c’est que la situation du peuple iranien ne va pas aller en s’arrangeant.

Pour appréhender le film Chroniques de Téhéran de la façon la plus objective possible, il est important de rappeler qu’actuellement en Iran, le statut de metteur en scène, cinéaste ou documentariste est un métier à risques. Dans un pays secoué par une révolte qui, si sur la forme a échoué mais qui sur le fond a définitivement déterré la hache de guerre d’une population contre un régime autoritaire, chaque tentative d’insubordination est violemment réprimée. Tout ce qui pourrait porter préjudice ou offenser le régime est sanctionné. Dernier exemple en date, la condamnation du metteur en scène Saeed Roustayi suite à la projection de son film Leila et ses frères au Festival de Cannes 2022. Les autorités iraniennes lui reprochent d’avoir alimenté la propagande contre le régime islamique et ses principes ainsi que d’avoir ouvertement craché sur la société iranienne. Réaliser un film ouvertement critique sur la société iranienne actuelle relève donc du pur suicide artistique et du geste engagé le plus audacieux. Et pourtant, c’est un défi que relèvent les deux metteurs en scène, et le résultat est tout aussi effarant qu’édifiant.

Là où leurs prédécesseurs parlaient de leur pays en glissant leur discours dans un scénario de pure fiction (le trafic de drogue et la corruption dans La Loi de Téhéran, par exemple), Ali Asgari et Alireza Khatami font le choix d’une mise en scène plus sobre et moins spectaculaire pour mettre en scène leur propos, et optent pour le film à saynètes, avec différents personnages qui n’ont absolument rien en commun. Neuf hommes et femmes, neufs individus de la société actuelle.

Un homme se voit refuser le droit d’appeler son fils David. Une petite fille essaye une robe de fête. Une adolescente est convoquée dans le bureau de sa professeure pour comportement dépravé. Une femme est accusée d’avoir roulé sans son jihab. Une chômeuse passe un entretien d’embauche avec un homme vicieux. Un homme doit prouver sa foi et sa parfaite connaissance du Coran sous peine de ne pas avoir un emploi. Un homme doit prouver sa vertu et sa neutralité idéologique pour récupérer son permis. Une femme vient au commissariat pour récupérer son chien. Un réalisateur se voit contraint de devoir drastiquement réécrire son scénario qui ne plaît pas aux autorités. A priori, tous ces personnages n’ont rien en commun, sauf leurs démêlés avec l’administration iranienne.

Le film n’est pas, à proprement parler, une fiction mise en scène comme un long-métrage classique. La caméra est fixe, face au personnage, et la personne qui lui fait face et qui l’interpelle est hors-champs. Il en résulte un côté presque documentaire, une sorte de succession de témoignages pour une étude sociologique de la société iranienne. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que chaque séquence est plus édifiante que la précédente. Ce n’est pas un secret, le régime exerce une pression idéologique de tous les instants sur la population au nom de la religion et d ses dogmes. Un mode de pensée archaïque et obsolète qui ne s’accorde plus du tout avec une population moderne, tournée vers l’avenir et dont les individus doivent pourtant en suivre les ordres. Il en résulte à l’écran une succession d’incompréhensions, de stupéfaction et d’effroi qui pourra étonner ou choquer un public peu au fait des règles instaurées par le régime.

Dans quelques-uns de ces entretiens, les personnages féminins se heurtent à la loi liberticide à l’encontre de la femme, et ce à tout âge, loi qui dérive progressivement vers une privation presque totale des libertés et de vie privée. On assiste donc avec stupéfaction à l’entretien que passe une jeune femme qui se voit confisquer sa voiture car elle aurait, semble-t-il, conduit sans son jihab. Lorsque celle-ci demande à son interlocutrice si, chez elle, elle a encore le droit d’avoir les cheveux découverts, puisque visiblement l’habitacle d’un véhicule n’est pas assez privé, on lui répond qu’elle ferait bien de faire attention : un logement a des fenêtres, et l’extérieur peut voir ses cheveux. Un exemple d’extrémisme idéologique dont le film regorge à longueur d’entretiens et qui ne fait que confirmer que les principes religieux les plus liberticides et oppressifs ont gangréné tous les strates, qu’ils soient éducatifs, administratifs ou culturels. On constate alors que le dispositif simpliste de mise en scène choisi pour filmer ses entretiens rend la chose encore plus dérangeante à regarder, puisque les réactions outrées et choquées des intervenants sont filmées sans coupe, et la violence des propos hors-champs en ressort encore plus amplifiée. Nous apprenons au détour d’une séquence que le moindre des gestes de l’habitant est soumis à la loi la plus incompréhensible, avec cette femme venue récupérer son petit chien au poste de police, puisqu’une loi interdit purement et simplement de promener son chien. La conclusion est encore plus désespérante que le « crime » en lui-même.

Chaque séquence interpelle, révolte, interroge sur la difficulté de vivre dans un pays où chaque geste ou initiative est potentiellement vu comme un affront au régime et ses principes. Si parfois on se doute que certains traits des interlocuteurs sont exagérément agressifs et mesquins (le test de foi de l’ouvrier est à ce titre dur à regarder à force d’humiliation), le fait même de savoir que ce genre de situations ne relève plus de la fiction suffit à indigner ou faire réfléchir. On ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de penser aux compatriotes des réalisateurs, punis par le régime, lorsque l’on regarde le dernier entretien qui oppose un metteur en scène obligé de déchirer des passages entiers de son script pour ne pas froisser les autorités, faussement ouvertes d’esprit.

Pourtant, malgré l’aspect franchement déprimant de l’ensemble, on remarque chez les metteurs en scène une volonté de montrer que même si la révolte n’a pas changé les choses en profondeur et que le quotidien des Iraniens ressemble à un parcours du combattant, les graines de la rébellion ont bien été plantées et qu’elles ne demandent qu’à germer. Pour preuve, le segment de la lycéenne convoquée par sa professeur principale qui lui reproche de draguer un garçon. Si l’échange semble tourner à l’avantage de la professeure, tout en mépris et aux limites de l’abus d’autorité, les derniers instants du dialogue, à la faveur d’un retournement inattendu, inversent la vapeur et démontrent que si les autorités sont prêtent à tous les extrêmes pour contrôler la population, les individus qui la composent seront aussi déterminés à se montrer tout aussi offensifs et peu scrupuleux pour se défendre. Un geste qui peut paraître insignifiant à l’échelle d’un pays mais qui pourrait, peut-être, se montrer salutaire si d’autres personnes lui emboîtent le pas. D’ailleurs, la dernière séquence ne laisse aucune place au doute, avec un vieil homme croulant à l’agonie qui ne voit pas les immeuble s’écrouler derrière lui. Le message est clair, et il est d’une violence radicale.

En conclusion, si Chroniques de Téhéran pourrait paraître simpliste, son fond ultra-offensif et rebelle en fait un excellent témoignage sur la population iranienne, entre incompréhension et consternation.

Romain Leclercq

Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alireza Khatami. Iran. 2023. En salles le 13/03/2024

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