Lav Diaz Burger Boy's

Lav Diaz : les années Regal (1997-2002)

Posté le 11 mars 2024 par

Le cinéaste philippin Lav Diaz est connu pour ses très longs films méditatifs, difficilement exploitables dans les circuits grand public. Il ne faut pas oublier que Lav Diaz a commencé sa carrière de réalisateur à la fin des années 1990 pour la société de production Regal Films, avec quatre œuvres bien plus conventionnelles. Compromis commerciaux ou brouillons des œuvres à venir : que valent ces films ?

Au tout début des années 90, Lav Diaz, passionné de musique et de cinéma, partage sa vie entre le journalisme et l’écriture de scénarios pour le cinéma et la télévision. En 1992, il quitte les Philippines pour New York. Objectif : offrir un meilleur avenir à sa famille. Mais le rêve américain n’est pas si facile. Dans un entretien donné en 2009 à l’occasion d’une rétrospective organisée à Montréal, il se souvient : « Je travaillais pour un journal philippin la semaine, et les soirs et les fins de semaine, je faisais toutes sortes de boulots : serveur, pompiste, je faisais de l’édition de texte, tout cela pour pouvoir acheter des bobines de films. » Car il n’a pas abandonné son envie de cinéma. Bien au contraire. Il écrit et commence à tourner ce qui deviendra, après dix ans d’efforts, Évolution d’une famille philippine, film de 12 heures sur la vie laborieuse de paysans, de 1971 à 1987.

En 1997, Lav Diaz retourne aux Philippines. Le paysage cinématographique a bien changé et il va profiter d’un nouveau système de production pour réaliser ses premiers films.

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État du cinéma philippin en 1997

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Février 1986 marque la fin du régime dictatorial de Ferdinand Marcos, le retour à un gouvernement constitutionnel et le début d’une démocratie néolibérale. Une bonne nouvelle pour le cinéma philippin ? Pas vraiment. Paradoxalement, les Philippines ont connu, tant bien que mal, un âge cinématographique sous la dictature, avec l’essor d’une nouvelle génération incarnée par Lino Brocka, Ishmael Bernal, Mike De Leon, Mario O’Hara, Peque Gallaga, Elwood Perez ou Marilou Diaz-Abaya. Une partie de ces réalisateurs vont momentanément abandonner le cinéma ou continuer à tourner des films moins ambitieux.

Dans les années 1990, le cinéma philippin connaît un déclin, à la fois qualitatif et quantitatif.  Dominé par trois studios (Regal, Viva et Seiko), il souffre d’une hausse des taxes et des coûts de production. La situation va empirer à partir de 1997, avec la crise financière asiatique. Les studios ne veulent plus prendre de risques en produisant des films ambitieux et originaux. Ils sortent à la chaîne des films répondant en tout point aux attentes du public. Pour alimenter le box-office, Regal développe le concept de pito-pito, littéralement sept-sept, qui consiste à tourner un film en sept jours et à le monter en sept jours, et ce pour un budget de trois millions de pesos (soit trois à quatre fois moins que le budget d’une production classique). Le pito-pito peut convenir à tout type de film, tant que le sujet est jugé suffisamment « vendeur » : comédie, drame, action, romance, film historique…

Ce mode de production stakhanoviste, particulièrement éprouvant pour les équipes, va paradoxalement permettre à des novices de faire leurs premières armes, et à des réalisateurs plus aguerris, comme Mario O’Hara, de revenir sur le devant de la scène. Dans une certaine mesure, on peut comparer les contraintes de production des pito-pito à celles des pinku eiga japonais.

En 1997, Lav Diaz, fraichement revenu au pays, pousse la porte des studios Regal pour tenter sa chance. Il soumet trois scénarios : Batang West Side, Ang kriminal ng Baryo Concepcion et Larong Crimen. Le dernier script, rebaptisé Burger Boy’s, est accepté. Ce sera donc la première réalisation de Lav Diaz… mais pas son premier film à être distribué car son tournage a été mouvementé : « J’ai tourné Burger Boy’s pour commencer mais j’ai été incapable de le finir. Ils ont abandonné le tournage. Nous tournions à Baguio. Les gens de Regal sont vraiment fous. Ils tournaient quatre ou cinq films en même temps à Baguio. J’en faisais partie. Et soudain le budget pour mon film a été dérobé pour tourner les autres films. On n’avait plus rien à manger. C’était juste moi et mon Arri en train de tourner. On avait la caméra et de la bobine, mais on était incapable de finir le tournage. Frustré, après neuf jours de tournage, j’ai décidé de retourner vivre à New York. Je voulais juste finir Évolution d’une famille philippine. »

Lav Diaz

Burger Boy’s sera finalement distribué en 1999, après deux autres films : Serafin Geronimo, Kriminal ng Baryo Concepcion (Serafin Geronimo : le criminel de Barrio Concepcion, 1998) et Hubad sa Ilalim ng Buwan (Nue sous la lune, 1999), et avant un quatrième et dernier film pour Regal, Hesus Rebolusyonaryo (Hesus le révolutionnaire, 2002).

Pendant ce laps de temps, Lav Diaz a continué le tournage de son film fleuve Évolution d’une famille philippine et tourné un autre long métrage remarqué, Batang West Side, un polar de 5 heures sur la diaspora philippine aux États-Unis. Produit en dehors des grands studios, c’est le premier film que Lav Diaz considère vraiment fidèle à sa vision du cinéma et où l’on voit les premiers plans de longue durée, l’absence de lumière artificielle et une tendance à délaisser le champ-contrechamp. Ce film sera récompensé du prix du meilleur film philippin de l’année en 2002 lors des prestigieux Gawad Urian Awards.

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Hamburgers, viol, révolution, crime et châtiment

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Faut-il pour autant tirer un trait sur les quatre films tournés pour Regal ? Ne sont-ils pas des œuvres à part entière de Lav Diaz malgré les compromis dus au pito-pito ? Dans la forme, on constate que la durée de ces films est standard, autour des 2 heures. Un impératif commercial impossible à négocier, comme l’explique Lav Diaz dans l’entretien donné en 2019 à Montréal, en évoquant Serafin Geronimo : « Mon premier montage faisait 3 heures et ils m’ont forcé à le couper. Mother Lily [Monteverde, présidente de Regal Films] m’a dit : « On montre le film dans trois jours, il faut le couper. » J’ai dit : « Je peux faire 2h20, pas moins. » Quand je suis retourné, je leur ai demandé si je pouvais faire la version de trois heures. Ils m’ont dit qu’ils avaient tout jeté. Parti, parti. Bye. Fuck. Ils n’avaient pas conservé les bobines. La version de trois heures n’existe plus. » Problème de montage toujours avec Nue sous la lune, pour lequel la production a ajouté, sans l’accord de Lav Diaz, une scène érotique.

On l’a vu, le tournage de Burger Boy’s a été compliqué. Ce fut aussi le cas pour Serafin Geronimo. Dès le début, Lav Diaz a tenté de contourner la rigidité du mode de production. Et il a réussi à augmenter la durée du tournage : « Je l’ai tourné en 18 jours. Ce qui n’est pas pito-pito du tout ! La plupart de ces films devaient se tourner en 7 jours. Mais j’ai fait une entente avec eux : « Ne me payez pas, mais donnez-moi plus de bobines et plus de jours de tournage. » Ils ne vous donnaient que 17 000 pieds de pellicule. Ce qui vous limite à une seule prise. Si vous voulez avoir deux prises, votre film sera plus court. Donc il fallait faire super attention, comme quand on tourne en super 8. Alors je lui ai demandé : « Mother [Lily Monteverde], ne me paie pas, mais donne-moi plus de bobines. 25 000 pieds de pellicule. » Elle m’a dit : « Tu es fou ! » Je lui ai répondu : « J’ai besoin de 25 000 pieds. Et donne-moi 15 ou 18 jours de tournage. » Elle a fini par accepter. C’était un secret entre nous. Elle m’a permis ça. » Pour Hesus Rebolusyonaryo, son dernier film Regal, il obtiendra aussi plus de pellicules et de jours de tournage.

Lav Diaz Serafin Geronimo, Kriminal ng Baryo

Même si Lav Diaz a pu avoir un minimum de leste, les contraintes étaient trop grandes pour continuer à faire des films dans ces conditions. Mais dans le fond, de quoi parlent ces quatre films ?

Serafin Geronimo est un drame inspiré de Crime et châtiment de Dostoïevski dans lequel Geronimo, un paysan pauvre, contacte une journaliste pour lui avouer avoir participé, quelques années auparavant, à l’enlèvement et au meurtre d’une femme et de son bébé. Une opération crapuleuse menée par un gang de malfrats et de policiers véreux liés à des personnalités politiques. Dans plusieurs séances de confession et autant de flashbacks, Geronimo raconte son histoire et les raisons qui l’ont poussé à participer à cette horreur. Tel Raskolnikov, il est pris de remords et cherche son salut en avouant son crime. On a là une histoire typique de Lav Diaz avec un héros dostoïevskien en quête de pardon dans un pays en proie à la pauvreté, l’injustice et la corruption. Un concentré des Philippines, pas forcément glorieux, comme on a l’habitude de le voir dans les films sociaux de Lino Brocka et dans toute l’œuvre de Lav Diaz.

Nue sous la lune est plus mystique. Après l’échec d’une entreprise commerciale, un ancien prêtre, Lauro Pajaron, retourne dans son village natal avec sa femme et ses deux filles. Cette nouvelle existence précaire fait exploser la cellule familiale dans un jeu de massacre psychologique. Les plaies du passé s’ouvrent : Lauro vit une crise religieuse et remet en cause son existence, tandis que sa femme batifole avec son ancien amant et que l’une de ses filles, traumatisée par un viol dans son enfance, se replie sur elle-même et vit en recluse. Ses parents l’enferme même dans sa chambre la nuit pour prévenir ses crises de somnambulisme au cours desquelles elle déambule nue dans les bois, dans une étrange communion avec la nature et les astres, telle une Kirsten Dunst dans Melencholia de Lars von Trier. Les premières minutes du film fleurent bon le softcore scandinave sixties, dans un parfum sadien capiteux, avec des notes de Georges Bataille et de Pierre Klossowski. On trouve même une certaine proximité, dans le fond et la forme, avec Mandala de Jissoji Akio, dans les gros plans et les contre-plongées sur les visages malléables et déformés des personnages, comme cette scène cauchemardesque de Lauro en séance de baptême sur une plage. Nue sous la lune délaisse pourtant cette ambiance onirique pour un traitement plus naturaliste de cette famille baignée dans le doute, la frustration, l’échec, la répression et la soumission sexuelle. Là encore, on trouve des thèmes que Lav Diaz développera plus tard, notamment dans Florentina Hubaldo, CTE (2012).

Lav Diaz Nue sous la lune

Burger Boy’s est en revanche un cas unique dans la filmographie de Lav Diaz. Premier scénario accepté par Regal Films, c’est une farce autoproclamée, un film méta sur quatre adolescents épris de cinéma, d’actions et de frissons qui fantasment une vie de braqueurs de banque, comme dans le script qu’ils sont en train d’écrire. Burger Boy’s brouille vie réelle et vie rêvée dans des scènes absurdes empreintes de polar, de western et de comédie, rythmées par la musique rock de l’époque (the Jerks, Bad Days for Mary…). C’est la vision d’une Génération X largement influencée par la culture étasunienne, entre ennui et désir adolescents d’un avenir bigger than life. L’action y est très présente et tournée en dérision, comme dans les scènes de braquage de banque ou la course poursuite qui se termine par l’explosion d’une voiture : des situations pour le moins incongrues chez Lav Diaz !

Lav Diaz Burger Boy's

On retourne en eaux connues avec Hesus Rebolusyonaryo, le dernier film réalisé pour Regal Films. Dans cette anticipation politique inspirée du passé (la dictature de Ferdinand Marcos), les Philippines de 2010 sont dirigées par la junte militaire du Général Cyrus Racellos alors que plusieurs factions rebelles s’organisent plus ou moins bien pour rétablir la démocratie. Hesus Mariano, musicien, poète et révolutionnaire, incarnation des héros nationaux José Rizal et Andrés Bonifacio, devient le jouet des intrigues politiques et guerrières entre la junte militaire et les mouvements rebelles. Il est confronté à la fois à son mentor Miguel Reynante et au Colonel Arnold Simon, chacun voulant instrumentaliser Hesus pour prendre le pouvoir. La junte et les rebelles sont mis dos à dos, avec l’intérêt général et les idéaux révolutionnaires progressivement dévorés par les ambitions personnelles, l’orgueil et la trahison. On retrouvera les mêmes thématiques en 2019 dans Halte, autre film dystopique sur Manille en 2034, dirigée par un dictateur fou et chaplinesque.

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Avant le tournant numérique

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S’ils n’ont pas l’ampleur des longues méditations qui font la réputation de Lav Diaz, ces films commerciaux tournés pour Regal n’ont rien d’infamants. À l’exception de Burger Boy’s, joyeusement bordélique et ironique, les thématiques et figures chères au réalisateur sont déjà là : le héros dostoïevskien en quête de pardon, le révolutionnaire malmené par les intrigues politiques, l’homme en crise existentielle et religieuse ou la femme violée en reconstruction. Des figures tragiques ancrées dans une histoire chaotique et meurtrie. Le fond est donc déjà là mais dans un écrin qui ne convient pas la vision cinématographique de Lav Diaz. Vision qu’il développera dans ses films produits en dehors des studios commerciaux : Batang West Side, son projet long de dix ans Évolution d’une famille philippine, et à partir de là et d’une reconnaissance dans les festivals internationaux, toute une série de films fleuves : Heremias, Book One: the Legend of the Lizard Princess (2006), Death in the Land of Encantos (2007), Melancholia (2008) et ainsi de suite.

Chez Regal, Lav Diaz a pu prendre la mesure des contraintes budgétaires. D’ailleurs, ses films à venir sont en partie tournés avec des budgets bien plus réduits qu’un pito-pitoMelancholia, opus de près de 8 heures, loué pour sa beauté plastique et récompensé au Festival de Venise, a été tourné, d’après le réalisateur, pour seulement 160 000 pesos. Une prouesse possible grâce au développement du numérique qui a bouleversé la production cinématographique et a vu l’émergence d’une nouvelle scène indépendante, une « nouvelle vague philippine », avec Khavn de la Cruz, Raya Martin, Adolfo Alix Jr ou Brillante Mendoza. La période Regal de Lav Diaz est arrivée à ce moment charnière et transitoire : la nécessité pour les studios de produire à moindre coût via les pito-pito et la révolution numérique comme moyen d’émancipation pour les réalisateurs.

Marc L’Helgoualc’h

Note : les quatre films mentionnés sont disponibles sur la chaîne Youtube Regal Entertainment, Inc.

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