En février 2024, en parallèle de l’édition en Blu-Ray de 2 films de Shinoda Masahiro, Carlotta propose une résonance à L’Etang du démon du même cinéaste, édité par leur soin en 2022. En permettant de découvrir, dans une restauration supervisée par la Cinémathèque Suisse, le documentaire sur Bando Tamasaburo (l’acteur principal du film de Shinoda), l’éditeur nous permet de (re)plonger dans les secrets d’un des plus célèbres onnagata, ses acteurs masculins jouant des rôles de femme dans le théâtre kabuki. Une plongée cérémonielle aux confins de la Beauté !
Ce documentaire de 1995 jouit de plusieurs singularités serties par la beauté de la restauration qui subliment le jeu de l’acteur, notamment grâce à la photographie de Renato Berta, un des meilleurs directeurs de la photographie ever.
La première des singularités : cette ode à l’art traditionnel japonais du théâtre kabuki est l’œuvre d’un Européen, Daniel Schmid. Auteur d’une filmographie modeste (en nombre), il était admiré dans sa Suisse romande natale, au point où l’illustre Freddy Buache lui avait rendu hommage en mars 2007 à l’Institut Lumière. Dans ce qui est son avant-dernier film, Schmid met son art de l’observation, son sens de la beauté et son goût de la transmission au service de cette esthétique étrangère. Comme les cinéastes immigrés européens qui dans les années 30, 40 et 50 ont porté un regard détaché et critique sur les États-Unis qui les avaient accueillis, Schmid met à profit, dans sa mise en scène, son détachement pour traduire à la fois l’effet de fascination qu’exerce l’art qu’il documente et l’aborder sans déférence sacrée. Avec ses collaborateurs européens, il campe donc au Japon, autour de la figure vénérée et célébrée dans son pays de Bando Tamasaburo.
C’est la deuxième singularité du film. Depuis la Suisse, aidé par des fonds italiens, le cinéaste capte l’un des rares documents cinématographies connu en Occident sur l’art des onnagata. Autour de ce comédien vedette, interprète au cinéma chez Shinoda, Suzuki mais aussi le Polonais Wajda, Schmid se concentre sur son art scénique. En saisissant l’artiste sous ses différentes coutures (l’homme derrière la masque, la poétique du masque, la politique du masque), Schmid dresse un portrait kaléidoscopique de ce héros aux mille et un visages. On en apprend alors beaucoup sur cet art que la grande actrice, souvent vue chez Ozu, Sugimura Haruko vante ainsi : « Les onnagata nous enseignent beaucoup sur la féminité« .
Pour ce faire, la réalisation s’orchestre à travers une troisième singularité : son identité réversible, entre documentaire et fiction. Réduire la film à sa vertu documentaire, c’est l’amputer d’une partie déterminante de ce qu’il offre en expérience. Si Schmid documente l’art de Bando, il tient aussi à en doubler les puissances, notamment à l’occasion d’une des quatre principales parties : la romance d’un triangle amoureux, élaborée sans parole. Le cinéaste et son sujet ont conscience que la puissance formelle, narrative, imaginaire des onnagata ne peut se déployer qu’à condition d’en faire vibrer les cordes. Avec l’humilité propre aux grands artistes, Bando sait qu’il est un instrument au service d’une esthétique à servir. Et il n’y a pas meilleure façon de documenter un instrument qu’en le plongeant dans la caisse de résonance d’une fiction taillée pour lui. Ce qui donne donc lieu à cette séquence amoureuse, lors du troisième quart.
À la fois que le documentaire et la fiction se nouent dans un corps inextricable, Schmid cerne la dimension bicéphale du Japon contemporain, ayant compris (à la différence de la Chine et d’une certaine Corée du Sud) que la grandeur culturelle d’un pays se loge dans sa faculté à respecter son passé tout en s’ouvrant vers l’avenir. Dans cette confrontation des époques, plusieurs plans font sens : comme celui où l’on voit un château et la ville moderne en pleine construction et cet autre, cocasse, où un enfant rejoint l’acteur sur le parvis théâtre avec une Game Boy à la main. Cette identité multiple du film (doc & fiction, « tradition & modernité », homme & femme, etc.), calquant la double nature de Bando, donne son sens au titre : Visage écrit. Comme un palimpseste où les figures viennent se superposer à d’autres figures, Schmid additionne les vies qui composent celles de l’artiste pour tâcher, par l’accumulation, d’en saisir la vérité. Par-delà le cas très spécifique des onnagata, ce que le cinéaste de 54 ans alors nous apprend, c’est que nos identités sont variées et que la place que nous occupons dans le monde se déterminent non pas par notre nationalité, notre sexe, notre genre, notre orientation sexuelle, etc. mais plutôt par trois déterminants : 1/ la multiplicité de ce qui nous compose 2/ notre aptitude à déposer un peu de beauté dans le monde 3/ notre propension à embrasser sereinement cette sage antienne : memento mori.
La cinquième des singularités de ce film, à la résonance décuplée dans les années 2020, c’est ce qu’il interroge la question du genre depuis la pratique d’un art, le kabuki, datant du XVIIème siècle. Bando déclare lui-même : « Je joue une femme à travers les yeux d’un homme » . Il pose ainsi l’épineuse question de la définition du genre et, avec toutes les précautions d’usage, de l’aptitude d’un homme cisgenre japonais à donner corps à la féminité : « Je me sers de mon âme comme d’un intermédiaire pour traduire l’image idéal d’une femme » témoigne le comédien. Autant de déclarations qui, simplement, sans la forfanterie du militantisme sociétal, pose des questions éminemment actuelles en apportant pour réponses les fulgurances de la beauté. À cela s’additionnent les interventions de l’actrice Sugimura Haruko ((re)présentée à travers les extraits des Derniers chrysanthèmes (54) de Naruse), du danseur de butô Ono Kazuo, 88 ans, qu’on voit danser dans une nuit américaine, les pieds dans l’eau, le bord des quais de ce qui semble être Odaiba à Tokyo, Takehara Han, 92 ans, geisha et danseuse, et Tsutakiyokomatsu Asaji, geisha de 101 ans et interprète de shamisen au savoir-faire intact. Les déclarations d’amour de ces artistes à la scène et à la faculté des onnagata à nourrir leur sens complexe de la féminité s’oppose, au regard d’aujourd’hui, à l’hermétisme d’une certaine pureté militante occidentale.
Et cette opposition sert la sixième et la meilleure des singularités de Visage écrit : exposer, plein écran, la beauté du théâtre kabuki. Taxé, notamment par les fondateurs du butô, d’être détaché des préoccupations contemporaines du Japon et de prolonger un traditionalisme fané, le Suisse Schmid, en esthète conscient et consciencieux, réussit à en partager la beauté d’exécution sans en corroborer l’idéalisme passéiste. Sans rien comprendre des enjeux narratifs parmi les scènes qui sont représentées, ne nous est donnée à voir que la beauté des gestes, des costumes et de la rythmique des corps. Cela produit les séquences de représentations scéniques qui émaillent le montage, notamment celles en ouverture et en clôture. Bando y déploie l’ensemble de son art, démultiplié par la subtilité ritualisée des gestes, orchestration cadencée des costumes, sublimations plastiques des décors et des lumières. Le tout célébrant l’art non seulement théâtral mais consubstantielle au kabuki : la beauté du monde n’advient en tant que telle que dans la condition absolue où elle est amenée à disparaître.
Flavien Poncet
Visage écrit de Daniel Schmid. Japon. 1995. Disponible en Blu-Ray le 06/02/2024 chez Carlotta Films