Premier long métrage d’Ashkhat Kuchinchirekov, Bauryna Salu, projeté au Festival Black Movie, est largement autobiographique et aborde une tradition du Kazakhstan : le don du premier enfant à ses grands-parents pour être élevé loin de ses parents.
Au Kazakhstan, dans un village, Yersultan, un adolescent taciturne, est élevé par sa grand-mère. Le mode de vie est spartiate. Quand il n’est pas à l’école, Yersultan travaille dans une récolte de sel pour gagner un peu d’argent et aide sa grand-mère dans les tâches ménagères. Le soir venu, Yersultan regarde la photo jaunie d’un couple et d’un enfant. Une photo d’une autre vie dont il ne se souvient pas et qui est pourtant la sienne. C’est bien lui et ses parents sur la photo. Yersultan a été abandonné peu après sa naissance et donné à sa grand-mère, comme le veut la tradition du Bauryna salu. Il n’a qu’un souhait : gagner assez d’argent pour retourner chez ses parents par ses propres moyens.
Bauryna Salu est le premier long métrage d’Ashkhat Kuchinchirekov, découvert en tant qu’acteur dans Tulpan de Sergueï Dvortsevoï, auréolé du Prix Un certain regard au Festival de Cannes en 2008. Kuchinchirekov s’inspire de sa propre enfance puisqu’il a lui aussi été abandonné par ses parents et élevé par ses grands-parents jusqu’à l’âge de ses 16 ans.
Film autobiographique, c’est aussi le portrait de tous les enfants abandonnés au nom de cette tradition, dans une époque indéfinie, un certain « hors temps » qui pourrait se passer dans les années 1970 comme aujourd’hui. L’électricité et les voitures sont les seuls éléments matériels qu’on peut vaguement dater, tout le reste relevant des traditions nomades : maison en torchis, élevage des chevaux, coupe du bois ou travail basique à la ferme. Dans un dispositif de longs travellings au plus près des acteurs, Kuchinchirekov s’adonne à un exercice anthropologique sur le passage à la vie adulte en milieu rural. D’où les nombreuses scènes peu spectaculaires de la vie quotidienne, assez longues, filmées à la manière des documentaires de cinéma-vérité. La frontière est poreuse entre cette dimension documentaire et la fiction mais la distance reste palpable entre le réalisateur (le point de vue de la caméra) et ses acteurs (engoncés dans un rôle), plaçant le spectateur dans une position de témoin et de voyeur. Les travellings nous obligent à ne jamais oublier le réalisateur, omniscient comme dans un film documentaire de Wang Bing.
On salue la performance du jeune acteur Yersultan Yermanov, notamment dans les deux scènes les plus émouvantes du film, à la mort de sa grand-mère et lors de l’affrontement avec son père. Deux scènes de tristesse et de rage, de mort et de renaissance, qui ponctuent ce film faussement calme et perturbant. En partie perturbant parce que, si Bauryna Salu illustre le traumatisme et le mal-être que la tradition d’abandon cause chez l’enfant, il n’est pas le jugement ou la condamnation. Même si le réalisateur avoue dans un texte conclusif ressentir encore aujourd’hui le vide existentiel de son propre abandon, il ne s’oppose pas à cette tradition. Dans un entretien donné au Astana Times, il précise sa position : « Cette tradition existait, elle existe encore aujourd’hui et va sans perdurer dans beaucoup de familles. Le Bauryna salu est l’un des aspects de notre culture unique et on ne devrait pas l’abandonner. Le seul inconvénient est que les enfants qui grandissent avec leurs grands-parents sont très vulnérables parce qu’ils comprennent que leurs parents les ont volontairement abandonnés. Mais si cette tradition disparaissait, notre société serait encore plus divisée. »
Marc L’Helgoualc’h
Bauryna Salu d’Ashkhat Kuchinchirekov. Kazakhstan. 2023. Projeté au Festival Back Movie 2024.