Déjà récompensé du Léopard d’Or à Locarno et du prix du jury jeune au Festival des 3 Continents de Nantes, Critical Zone de l’Iranien Ali Ahmadzadeh est projeté au Festival Black Movie. Tourné clandestinement, le long-métrage est un petit miracle technique qui peine cependant à maintenir son rythme.
Amir (Alireza Keymanesh) est officiellement chauffeur de taxi. Mais les gens qui montent dans sa voiture sont loin d’être des clients comme les autres. Tous le connaissent et le sollicitent pour une chose : de la drogue. Ce sont d’ailleurs souvent des femmes : jeune étudiante à la frange bleutée qui rêve d’Amérique, infirmière en maison de retraite qui cherche à soulager la peine de ses résidents, prostituées transgenres qui se mettent en file pour prendre un joint à sa fenêtre, hôtesse de l’air trafiquante en quête de liberté ou encore mère de famille cherchant un remède à la dépression de son fils.
Chaque personnage donne un aperçu des différentes franges de la société iranienne, aux antipodes les unes des autres mais qui convergent toutes vers la consommation illicite des seuls produits pouvant leur apporter un répit, une évasion, même un éphémère oubli de leur condition. Dans la voiture, les jeunes femmes enlèvent leur voile, les hommes se laissent aller aux larmes : Amir ne les juge pas et leur offre une écoute patiente. Ils sont le symbole d’une population aux élans réprimés, à la souffrance occultée ou oubliée. La jeune infirmière caresse doucement le visage de ses pensionnaires abandonnés pendant qu’une vieille dame récite de la poésie persane. Malgré ses murs froids et ses lits étroits, le bâtiment de soin abrite une tendresse silencieuse, bouleversante. Amir leur a cuisiné des brownies au cannabis et les fait patiemment manger.
Il y a une attention documentaire aux gestes et aux déplacements du jeune homme, qui effectue machinalement une routine bien rodée : de la préparation méticuleuse des gâteaux, joints et sachets d’herbe qu’il va ensuite distribuer, au parcours de la ville silencieuse et plongée dans la nuit, il est guidé dans toutes ses actions par la voix robotique et angoissante de son GPS. C’est de la même façon presque désincarnée que le réalisateur nous montre comment Amir récupère sa marchandise. La scène d’ouverture est en fait annonciatrice du ton adopté par le long-métrage : caméra embarquée dans une voiture, ce qui rajoute à l’effet de réel du récit, Ali Ahmadzadeh filme clandestinement une fausse ambulance s’engouffrer dans des routes souterraines aux issues secrètes gardées, afin d’acheminer ses produits à un groupe de jeunes d’apparence lambda, qui s’en saisissent et repartent sans un mot, figures fantomatiques d’un réseau tentaculaire.
Interdit de tournage en Iran depuis sept ans après trois longs-métrages très politiques (dont un confisqué avant même sa sortie par le régime), Ali Ahmadzadeh a dû faire Critical Zone avec les moyens du bord. Acteurs quasi tous non-professionnels (souvent des proches), postsynchronisation du son, caméras de faible qualité pour des raisons de discrétion et souvent dissimulées… Le tout donne au film un aspect esthétique particulier et une ambiance parfois surréelle – la boîte de joints d’Amir inspirée du “Ceci n’est pas une pipe” de René Magritte est un bon indicateur de la forme adoptée par le réalisateur. Quand le jeune dealer tourne le volant de sa voiture, la caméra tourne avec lui d’un mouvement rotatoire qui donne le vertige et fascine le regard. Certaines scènes se répètent plusieurs fois sans que l’on sache quand elles s’enchaînent pour créer un “glitch” malicieux qui désarçonne le spectateur.
Malgré ces trouvailles techniques et esthétiques, Critical Zone souffre de son inégalité de rythme et d’une mise en scène parfois trop intellectualiste, aux dépens du récit. Le manque de continuité dans la narration donne l’impression de voir s’enchaîner des petites scènes, certes marquée d’une certaine cohérence dans le propos, mais ne permettant pas un investissement émotionnel suffisant pour ne pas être troublé parfois par un léger ennui.
On ne peut toutefois que saluer le courage et la détermination d’Ali Ahmadzadeh et de son équipe dans leur défiance du régime iranien. Même dans les pires conditions et en dépit des contraintes, ils prouvent que l’art trouve toujours un moyen d’exister et de respirer. Critical Zone est un cri du cœur : comme le hurle démentiellement en boucle la jeune hôtesse de l’air à la fenêtre de la voiture d’Amir : “FUCK YOU!”.
Audrey Dugast
Critical Zone de Ali Ahmadzadeh. Iran-Allemagne. 2023. Projeté au Festival Black Movie 2024