VIDEO – Brumes de chaleur de Suzuki Seijun (Trilogie Taisho n°2)

Posté le 20 février 2021 par

Après un accueil critique favorable pour Mélodie tzigane (1980), qui marquait le retour retentissant de Suzuki Seijun à la réalisation, l’esthète japonais entreprend de poursuivre ses expérimentations à l’ère de son enfance. Brumes de chaleur (1981) voit ainsi le jour, deuxième volet de la Trilogie Taisho restaurée en 2017 et éditée en coffret Blu-Ray le 16/02/2021 par Eurozoom. Le triptyque est composé de Mélodie tzigane (1980) – Brumes de chaleur (1981) – Yumeji (1991).

Au cours de l’année 1926, le dramaturge Matsuzaki Shunko rencontre à plusieurs reprises une femme mystérieuse, Shinako. S’ensuit alors d’étranges occurrences tissant des relations complexes entre les quatre personnages Matsuki, son mécène Tamawaki, sa défunte femme Inne et l’énigmatique Shinako.

On le remarquait déjà dans Mélodie tzigane un an plus tôt : l’ère Taisho (1912-1926) est une période singulière pour le Japon, véritablement entre traditions et modernité comme on aime à le qualifier. Suivant l’ouverture au monde et à l’industrialisation de l’ère Meiji (1868-1912), et précédant le basculement militariste de l’ère Showa (1926-1989), cette courte époque se trouve à l’entre-deux des cultures et des mentalités. Le théâtre et plus globalement les arts y ont notamment puisé de nouvelles formes venues d’Occident, de nouvelles appréhensions quant au réinvestissement des traditions, et de nouvelles esthétiques qui nourrissent les contemporaines de Suzuki Seijun. Le décor de Brumes de chaleur est clairement posé, plus encore que le premier opus de la trilogie. On retrouve le mobilier rustique et rococo de l’Europe, quelques notes jazzy, une locomotive et ses wagons bardés de dorures, des costumes trois pièces, divers apparats qui se marient de façon pittoresque pour ne pas dire à merveille avec l’architecture et autres motifs typiquement japonais. En un sens, ce goût pour l’absurde stylistique que Suzuki ne manque pas de magnifier rappelle curieusement le voyage surréaliste de La Clepsydre (1973) du Polonais Wojciech Has, ou celui de Terayama Shuji pour son Cache-cache pastoral (1974), où l’on distingue le même attrait pour la comédie de mœurs et le bizarre.

Sans non plus être psychédélique, Brumes de chaleur s’anime d’une multitude de trouvailles sensorielles et plastiques en mosaïque. Les couleurs, plutôt portées sur le vert et sur le bleu, sont resplendissantes. La composition des cadres, millimétrée, contraste avec l’anarchie de la narration et du montage que Suzuki prend tout de même soin de rendre charmants à défaut d’être compréhensibles. La manière dont est axée la caméra donne justement une couleur plus ou moins burlesque, horrifique ou romantique à la scène, jouant de son côté imprévisible pour susciter l’humour et capter l’attention. Si Mélodie tzigane manifestait son amour pour le symbolisme occidental, le penchant pictural de celui-ci revisite davantage les formes esthétiques traditionnelles, comme l’ukiyo-e ou les gravures shunga qui transparaissent surtout lors des scènes érotiques et paysages naturels. Tout cela institue les expériences visuelles quelque peu hallucinées du cinéaste qui fit du chaos et de l’état onirique sa signature. Rien n’a de sens dans Brumes de chaleur, mais ce n’est pas pour autant que Suzuki s’abstient d’y inclure des pistes de réflexion autour de la nature des images et des artistes.

Au diapason de ces folies expérimentales, se dévoile plusieurs niveaux de crise. La première concerne les illusions de ce dramaturge, plongé dans des affaires pleines d’ambiguïté et attiré par deux femmes dont on ne sait si l’une est réelle, fantôme ou mirage. Aucun indice ni balise ne permettent d’affirmer que nous sommes face à une projection mentale folklorique ou si l’irréalité de la vie de Shunko est définissable, puisque tout semble fracturé dans l’espace et dans le temps (Suzuki prend un malin plaisir à cut plus tôt que prévu, et à jouer sur les ombres). Ici, l’intervention subite de l’abstrait est proche du Mishima de Paul Schrader ou de La Vengeance d’un acteur d’Ichikawa Kon, auxquels on pourrait conjuguer le rapport à la création artistique (aussi bien que la narration décousue et certaines idées esthétiques). Les obsessions passionnelles dirigent donc son destin dans un Japon qui s’approche d’une ère nouvelle, la deuxième crise, externe cette fois-ci, et loin d’être irrationnelle. La chute de la démocratie laissant place à l’autoritarisme martial de l’ère Showa, Suzuki questionne le rôle des arts et l’imagination des artistes, comme on peut le voir à la séquence de théâtre kabuki.

La perception du monde de notre personnage évolue, à mesure que l’on constate le rapport de force et de domination qui s’exerce entre le Japon et les cultures étrangères, en témoignent le théâtre qui s’effondre et l’estampe qui prend l’eau. Ce n’est qu’en toile de fond qu’est tissée cette nuance politique, mais l’on constate bien une certaine rivalité entre deux cultures qui cherchent à placer leurs traditions sur le devant de la scène (ce qui participe également à l’impression anarchique de l’ensemble : une musique à l’accordéon dans une vieille bâtisse par exemple). Il serait peut-être et en revanche imprudent de s’avancer sur l’échange spirituel entre les deux entités, mais on peut s’interroger sur la nature d’Inne, blonde aux yeux bleus, qui adopte pourtant les coutumes japonaises quand Suzuki ne met pas à nu les visages de chacun au clair de lune. Brumes de chaleur en perdra sûrement beaucoup, chaque parcelle étant disposée à des fins symboliques, mais le voyage surréaliste proposé par la légende de la Nikkatsu a de quoi cultiver notre admiration pour les belles images.

Plus que jamais, « pourquoi » est l’interrogation de ce deuxième volet de la Trilogie Taisho, le même ressenti perplexe que l’on a en confrontant l’ero guro nansensu dont il fait partie. Brumes de chaleur est évidemment formidable, et c’est avec autant de malice que de plaisir qu’on se laisse voguer vers cet inconnu brodé par Suzuki Seijun. Le coffret Blu-Ray d’Eurozoom propose les trois films dans leur remarquable restauration, ainsi que plusieurs bonus : cartes imprimées, making-of de Yumeji, entretien avec Suzuki Seijun, livret rédigé par Julien Sévéon et Stéphane du Mesnildot, qui eux aussi ont droit à leur entretien. Ne reste qu’à explorer Yumeji avant les adieux.

Richard Guerry.

Brumes de chaleur de Suzuki Seijun. Japon. 1981. Trilogie Taisho disponible en coffret Blu-Ray le 16/02/2021 chez Eurozoom.

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